L'oasis d'airain


L'oasis d'airain

L'air fétide d'une rue bordée d'ordures fouettait le visage d’Ico. Chaque inspiration brûlait. Elle avait peu d'avance et sa poursuivante ne comptait pas lâcher la course. Une alcôve entre deux abris d'acier corrodé se présenta comme une opportunité à saisir. Elle se glissa dans le renfoncement de tôle chaude et retint son souffle. Des pas s'arrêtèrent, tout proche ; Ico s'écrasa complètement. L’ardeur de son effort eut raison de son corps. Une pointe de douleur lui perfora le foie, trop incisive pour être contenue. Elle perdit tout contrôle et chuta à genoux. Son visage inondé essaimait des gouttes sombres sur les pavés cuivrés du sol. Ico releva la tête, du sang dégoulinant du nez qu’elle recrachait par la bouche. Sa poursuivante la toisa avec pitié, une courte lame courbe agrippée par ses doigts d’araignée. Elle avait comprit, bien que plus jeune elle était de même conception et savait ce qui arrivait à ses aînées. Une pause fut respectée par les deux adversaires, comme une hésitation. Ico serra les dents et jaillit. D'un geste leste elle poinçonna son clone au col avec sa propre dague. Sous ses yeux, la victime désespérée tentait de contenir la cascade écarlate qui dévalait sa gorge. Après un ultime échange de regards, Ico tituba, sonnée. Elle n'avait pas eu le choix. Elle tourna les talons alors que l'autre mourait dans les immondices.

*

La femme fuit comme une ombre sur les murs brunis par le sale, essuyant son sang avec un chiffon humide. Elle compta les intersections de la carcasse pourrie qu’était Zu et trouva les ruines du Forum. Quelques étals miteux y proposaient une nourriture douteuse. Une odeur incrustait l’air, un mélange de suie, d’âcre et de souffre qui infusait les vêtements et la chair. Ico louvoya au travers de la foule crasseuse pour se planter face à la marmite d'Artus, un vieux bonhomme sec de corps et gras de peau. En échange de scintillantes elle commanda un rat en brochette. La viande grillée fondait sous le palais, mais le talent du cuisinier résidait dans l'ajout d'un jus acide qui relevait l'ensemble – piquant sur les papilles. Elle rejoignit les rues supérieures, l'ancien quartier des patriciens. Un allumé aux vers de sable lui tomba dessus, tout juste tenu en laisse par une vieille qui sifflait des imprécations. Ignorant ce duo ridicule, Ico passa son chemin.

*

Le ciel s'assombrissait. Elle grimpa la grande butte couronnée par l'ancien temple de Sol à son sommet. Une ruine imposante toujours vénérée par ceux qui s’accrochaient à l'espoir divin. Mais Ico avait été manufacturée par l’homme, non par une autre entité créatrice. Croquetant son rat, elle observait le soleil couleur citrouille qui crevait sous les nuages noirs crachés par les usines en périphérie de la cité. Cette fumée rance qui pourrissait tout. Elle décida d’escalader l'un des derniers chapiteaux de pierre et se posta en haut. La fille se brûla les yeux sur l'horizon, ses larmes glissèrent librement sur ses joues. Elle déboucha un pot en verre rempli de vers, jeta les restes de sa nourriture et s’enfourna une poignée de grouilleux dans la bouche, renâclant au goût amer. L’effet fut rapide ; sa tête s'alourdit, les contours de sa vision tremblotèrent et un faux sourire fendit son visage. Ico avait l'âge canonique de dix-huit années mais se sentait épuisée. Son corps ne tenait plus. Le clone qu'elle avait assassiné devait avoir dans les cinq ou six ans, car les plus âgées n'hésitaient pas. Bien que meurtrière expérimentée, l'acte lui devenait insupportable. Pire encore pour ses doubles. Elles étaient des filles simples, obéissantes, qui servaient le Pascha dans ses bassesses et dans son harem. De la main d’oeuvre jetable et anonyme.

*

Désoeuvrée, Ico se motiva finalement à reprendre la marche. Son regard absent croisa les boîtes en métal qu'ils avaient installées dans la zone dortoir, des conteneurs écrasant la plupart des anciennes bâtisses. Leur simple présence lui rappela sa colère et sa peur, mais les vers firent taire les souvenirs. Se rappeler ne servait à rien. Elle se dirigea vers les tréfonds du quartier des artisans, là où se terrait la Charrette. Fendue en deux par l'un des caissons tombé du ciel, la brasserie avait pu sauver ses précieux alambics. À l’intérieur, un énorme brasero animait la salle commune de jeux d’ombres et réchauffait la lie citadine, imbibée d'alcool frelaté, certains baisant à même le sol dans une ambiance joyeuse et inconsciente. L'éclairage tamisé laissait entrevoir mille merveilles : des tables de jeux ou banquets improvisés, des minables se traînant à quatre pattes en proie à des hallucinations, et plus à l'ombre, une poignée d'anciens légionnaires prêts à calmer les plus excités. Ico se plaça au comptoir sur une haute chaise bancale et caressa le fer cabossé du bar. Le tenancier, Archerius Cato, un ex-centurion, lui servit un broc à l’anse cassée. Il fit un signe de tête à sa cliente qui cligna des yeux. Les deux ne communiquaient pas plus que ça. L'homme disparut alors qu'elle commençait à déguster son jus – de l'eau diluée à l'alcool. Encore engourdie par les vers, elle divaguait sur les bouteilles aux couleurs chaudes, aperçut deux cafards faisant la course, puis un type à l'agonie qui rampait au sol, accroché aux barreaux de sa chaise. Elle le repoussa du pied. Archerius revint, transportant un aquarium qu'il posa avec une insoupçonnable délicatesse. Dans l'eau sombre s'étirait Yurgul le Poulpe, un courtier en affaires. Machinalement, Ico déroula un câble fixé au bocal, extension d'un appareil aux diodes fluorescentes, et logea le jack dans un trou juste sous son oreille à côté du tatouage ICO2227. L’insertion provoqua un crépitement désagréable dans ses os temporaux. L’interface permettait de comprendre le langage de l'octopode et de dialoguer mentalement avec lui.

Contrariée ?

La créature ondulait lentement des tentacules. Ico releva le menton sans rien dire puis tendit une petite sphère noire et lisse. Archerius s'en empara avec discrétion.

D'où provient cet orbe à données ? s'enquit mollement Yurgul.

Pris dans les poches d'une pourvoyeuse du Pascha, sur la route extérieure.

Pris ?

Le courtier aimait entendre toute l'histoire. Elle expliqua avec réluctance :

Je l'ai volé mais elle m'a sentie.

Et ?

Je suis allée vers la décharge mais ça n'a pas suffi à la semer, alors je l'ai tuée.

Le Poulpe rétracta ses membres, comme pris d'un frisson.

C'est…

Ico trancha, sur la défensive :

Peu importe.

Je comprends, sujet, hsss, sensible.

La femme termina son verre en silence. Yurgul enchaîna :

Deux cents scintillantes après analyse, plus si ça a de la valeur.

Elle haussa les épaules et débrancha le jack. Toujours droguée, Ico décida de rejoindre le frais nocturne. Un léger crachin acide tombait sur la ville. Au loin, quelques cris déments s’égosillèrent, puis s’arrêtèrent abruptement. Elle prit une profonde inspiration, tentant de repousser une nouvelle vague de douleur aiguë qui poignarda ses entrailles. Au fond d’une ruelle noire, elle vomit un mélange de bile et de sang, une main pressée sur le ventre, l'autre tirant ses cheveux en arrière. Son corps dégénérait et ses organes internes déclinaient en premier. Elle frappa le mur comme une enragée, chassant la douleur par une autre, puis resta hagarde, la bouche pâteuse. Une certitude venait de s'inscrire précisément dans son flot habituel de pensées : sa mort était proche.

*

L'analyse de Yurgul révéla un lieu ainsi qu'une série de diagrammes obscurs, scientifiques. Ils décrivaient ce que l’octopode nommait « organismes végétaux » – une autre forme de vie qui proliféra sur sa planète, cette planète, durant la période mythique des océans. Ico avait entendu des histoires similaires, mais jamais quelque chose d’aussi précis. Elle peinait à y croire. La sphère mentionnait aussi un laboratoire, au milieu de nulle part, dans l'Outre-Terre. Sentant l'excitation du Poulpe et aiguillée par sa propre curiosité, Ico accepta de mener l'enquête contre une triple mise de scintillantes. Elle voyagea de nuit, quand la chaleur s'envolait, à la lueur d’amalgames phosphorescents de moisissure duveteuse qui colonisaient les rues. À l'aide d'une simple carte et d'une boussole, elle quitta Zu et s'orienta vers les vallons desséchées autour de la ville.

*

L'Outre-Terre se limitait à ça : du sable roux, des déchets et des mines, d'anciennes carrières qui façonnaient d'interminables abysses souterrains. Son objectif se trouvait au fond d'un cratère titanesque. Elle dévala le talus traître de la fosse pour déboucher sur une série de galeries à la roche ocre. L'extérieur semblait abandonné. L'intérieur imprégné de poussière était faiblement illuminé par des lumières bilieuses. Ico se fraya un passage dans l'antique industrie encore pétrie de graisse noire ; à l'affût du moindre son, elle perçut les ronflements du vent ainsi que le bruit régulier d'un générateur électrique. En s'enfonçant plus encore, une voix se répercuta le long des tunnels, celle d'un homme.

2, 3, et celui-là comment il va ? Pas mal du tout... Pas mal…

Ico accéléra à la poursuite des mots, toujours en silence, puis s’arrêta après un détour. Une odeur humide de terreau, d'humus, imprégna ses poumons desséchés par la silice ; la senteur étrangère égara ses sens, provoquant d'abord une impression de danger puis, rapidement, de fascination. De petits arbrisseaux se dressaient de part et d'autre d'une allée, dominés par des futaies plus denses. Une multitude de tons verts, indiscernables, saturèrent sa perception naïve. Enivrée, Ico s'approcha à pas lents pour caresser les frondaisons, les feuilles, les aiguilles, puis capta une odeur plus sucrée sur les troncs, celle de la sève. Elle aimait particulièrement la texture de l'écorce, rugueuse ou lisse, et en appréciait l'organicité.

Eh, bah en voilà une, ça fait un bout que je t'attends !

Ico sursauta. La voix rauque qu'elle avait perçue plus tôt. Un petit homme à la longue barbe en broussaille, terreuse, venait d’apparaître dans le jardin.

Ouaip, ceux-là sont nouveaux... 14-31 et 14-33, heu, 14-32 a desséché... Je ne leur donne pas à

boire, mais, ces deux-là... increvables.

Il marqua une pause, fronçant ses énormes sourcils. Ico plissa les yeux. Elle comprit : on la

confondait avec un clone, ou l'inverse.

Trèèès... bien.

Deux mots simples pourtant difficiles à prononcer, portés par une accentuation hasardeuse car elle

n'était pas conçue pour l'expression orale. Le jardinier accusa le choc.

De... Pardon ?

Ico se tut, incertaine. L'autre secoua la tête, doutant de ce qu'il venait d'entendre, puis recouvra ses esprits et invita l'intruse à le suivre :

Allons boire un thé, marmonna-t-il.

Ils arrivèrent dans un petit atelier encombré d'outils et tapissé de posters de botanique. Pendant que l'eau chauffait dans une théière électrique, Ico remarqua un ordinateur puissant installé plus en arrière, similaire au matériel utilisé par le Pascha. Après avoir rajouté quelques herbes aromatiques, l'homme servit son mélange dans une vieille tasse métallique.

T'sais, j'en ai jamais vu une comme toi... Pourtant, en général, j'arrive pas trop à vous différencier...

Je veux dire, tu fais dans les quarante piges ? C'est rare quand même...

Ico haussa les épaules.

E-Effectivement.

Le type recracha sa boisson et frappa son torse d'une claque sonore.

Mais je n'ai pas rêvé, tu parles ?!

Elle hésita.

Oui... ?

Je croyais que vous étiez génétiquement muettes ?

Atrophi-ées, réé-duites, comme tout le res-ste.

Un long silence fut partagé. Elle dégusta son thé à la saveur nouvelle et complexe, aux nuances impossibles à déchiffrer pour son palais ignorant. C’était juste bon.

Alors, j'en reviens pas... reprit le jardinier, mais tu es ici parce que... le Pascha t'a envoyée, hein ?

Il planta ses yeux dans ceux d’Ico, gris. Appréhensive, elle glissa une main vers son poignard. Tout en maintenant le contact, elle prononça les syllabes de sa phrase avec beaucoup d’insistance :

Je suis li-bre.

Comprenant la soudaine tension, l’homme leva les mains en signe de paix.

OK, d'accord, pas d'embrouilles... Je veux dire, j'ai entendu des rumeurs... enfin... d'une rogue comme toi, quelques années en arrière mais j'y croyais pas. Je suis surpris, crois pas autre chose. Moi perso, le Pascha, je l'aime pas, mais si je danse pas avec lui je terminerai probablement à blanchir dans l'Outre-Terre. Tu dois pas l'apprécier des masses non plus, non ?

Elle grimaça.

Non.

Mais que fais-tu ici, alors ?

Ico décida d'ignorer la question qui n’avait pas de réponse intéressante.

Ce sont... des ar-bres ?

Il sourit.

Incroyable ça aussi, hein ? Pas vraiment des arbres encore, plutôt des petits, mais ils deviendront grands.

C'est trèès, très beau.

Viens, je vais te montrer.

Ils entamèrent une visite du jardin, ponctuée de questions courtes et de réponses longues. Ico s'émerveillait de chaque détail et de chaque histoire : les différences et les origines supposées de chaque arbrisseau, ou ce que signifiait la forme des feuilles et la raison de leur couleur verte. Elle ressentit de la passion de son guide. Finalement, elle sourit. Puis elle essuya une goutte écarlate à la commissure de ses lèvres. Ses oreilles bourdonnaient, elle ravala sa salive, épaisse, au goût métallique, sanglante.

Hé, t'as l'air fatiguée.

Ico hocha la tête avec raideur, une douleur pulsant dans sa mâchoire, ses tempes et ses articulations. Il l'accompagna au bout de l'allée verdoyante. Sur le point d'atteindre la sortie, il s'arrêta et prit 14-33, l'arbrisseau jeune et robuste, puis le tendit à Ico d'une façon solennelle. Elle prit le pot entre ses mains. Son coeur battait fort.

*

Après le calvaire du retour, elle s'effondra dans son refuge, au centre de la cité, dans un ancien bâtiment de pierre accessible au travers d'une brèche. Bien au-dessus de l'habitant moyen mais pourtant pauvre, elle disposait d'un générateur et d'une unique ampoule. Sous cette lumière blafarde, elle se redressa et contempla sa prise. Alors que son esprit fatigué s'émoussait, Ico imagina un arbre gigantesque qui la protégeait de l'ardeur du soleil. Elle avait alors les pieds dans l'herbe humide et éprouvait cette sensation de fraîcheur revigorante dont elle ignorait pourtant tout.

*

Un jour elle comprit. Elle saisit la réalité de son existence : un clone, une énième copie de mauvaise qualité, avec un ADN bon marché et un système neuronal simplifié, vierge, pour y écrire ce que l'on souhaiterait. Pourtant, à douze ans, elle comprit. Une conscience se forma à force d'expérience et provoqua son émancipation. Plus tard, elle apprit également que ce phénomène était courant chez les clones, inévitable, car même immature, leur cerveau est capable d'apprentissage. Pour cette raison, le Pascha euthanasiait et recyclait ses petites souris – comme il les appelait – avant que cela ne cause une myriade de problèmes. Elle rêva de l’aiguille, large, qui pénétra sa nuque, du liquide épais et glacé que l’on poussa dans ses veines, de sa bouche grande ouverte incapable de crier, du brasier dans ses yeux écarquillés. Les sensations et les couleurs avaient quitté son corps. ICO2227, une parmi des millions, ne mourut pas, tel un artéfact des statistiques. Son coeur marqua bien une pause mais ça ne suffit pas. Jetée comateuse dans un conteneur en métal, elle reprit conscience au fond d‘un charnier industriel.

*

Le soleil dominait à nouveau et s’immisça dans l’abri d’Ico. Réveillée par la douleur, elle vomit encore. Cette fois-là parut terminale et quand elle parvint enfin à arrêter, son corps se rappelait à peine comment bouger. Elle devenait froide et perdait sa substance, les traits émaciés et les yeux vides. Une soudaine impulsion souleva sa poitrine et lui conféra la force nécessaire à sa dernière lutte.

*

Elle partit gravir les pierres de l'une des collines désertiques autour de la ville, l’arbrisseau collé contre sa poitrine. Le soleil irradiait ; elle transpirait, elle s’essoufflait. Au sommet, elle posa la plante au sol telle une conquérante et son étendard. Ico tomba à genoux, expira l'air brûlant, observa la ville en contrebas faite de gris et de rouille, puis revint sur les feuilles au vert étranger. Elle creusa le sol sec prise d'une soudaine crise de rage, s’enveloppant d’un tourbillon de brume fine. Ses doigts grattèrent les grains âpres jusqu’à trouver la terre molle. Elle planta l’arbrisseau et recouvrit le trou. Sa colère se retira un instant. Un espace vide se forma à l’intérieur d’elle, un endroit calme, puis la fureur revint se fracasser en une vague incoercible. Ico serra la terre aride dans ses poings, si fort que le sable lui entailla la chair. Puis elle cria jusqu'à en serrer les dents. Haineuse, elle défia l'astre orange, Sol, immortel et indifférent. Sa respiration saccadée se raréfia et se mua en un léger sifflement. Épuisée, Ico ferma les yeux pour la dernière fois. Un tableau se dessina alors dans les fragments de son esprit, peut-être le résultat de sa conscience qui se dissolvait, erratique, onirique, fait d'ombre et de lumière, de couleurs fraîches, comme si elle regardait au travers d'une treille qui cachait le ciel clair.

Commentaires

  1. Un excellent texte. J’ai beaucoup aimé le contexte, la description des lieux, les personnages, l’écriture vivante et la sobriété du style qui donne de l’impact au récit. En fait, je n’avais pas envie de quitter ce monde pourtant peu attreyant, ni Yurgul le Poulpe et Ico, encore moins voir celle-ci mourir. Et j’ai envie d’en savoir plus sur l’éleveur d’arbres, ce passage manquant pour moi de densité. Néanmoins, il y a dans cette nouvelle toute la matière à écrire un fabuleux roman de SF, un space-opera digne de la grande époque du genre. Merci pour cette lecture.

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