Je t'aime Ivy

Illustration : Mimosa

Je t'aime Ivy

Elles vivaient sur la côte calme. Une rive de sable ocre dominée par les pierres rouges des falaises, ponctuée de bassins aux roches blanchies par le sel où s’accumulaient des petits galets arc-en-ciel. Par-delà la grève, des buissons aux fleurs azurées oscillaient sous l’ombre des arbres. Une rafale fit écumer l’eau et bruire les feuillages, apportant un soulagement contre la chaleur humide.

Ivy marchait le long du littoral accompagnée par trois de ses grandes sœurs. La jeune fille solaire ne cessait jamais de s’émerveiller lors de ces promenades. L’odeur de l’iode, la mélodie des vagues et le mouvement des nuages l’enchantaient. Arrivée au coin habituel, elle s’assit sur son rocher pendant que les grandes pêchaient. Les lignes furent posées et elles patientèrent face aux embruns, protégées du soleil par leur casquette. Les trois brunes, d’une trentaine d’années, étaient identiques : Vêtues de tenues utilitaires remaniées aux manches coupées et au col ouvert pour supporter le climat.

Ivy observait la triplette de Lili depuis l’abri des frondaisons. Elle se lassa et se mit à gratter des morceaux d’écorce à la recherche d’insectes, sans trop s’éloigner. C’était la règle. La journée paraissait peu fructueuse jusqu’à ce qu’elle ne découvre un nid de scarabées xylophages aux élytres iridescentes. Les bestioles dérangées tentèrent de se carapater. Ivy en attrapa une pour la déposer sur le dos de sa main. Gros comme le pouce, le coléoptère avançait lourdement en direction du coude de l’impertinente. Elle ne s’effraya pas et le laissa monter, admirant ses rayures noires et bleues qui scintillaient à la lumière. Des bruits de pas craquèrent dans le dos d’Ivy. Elle se retourna trop vite et le scarabée s’envola en vrombissant. Une Lili lui tendit la main ; il fallait rentrer.

Le village comptait une centaine d’occupants. Des grappes d’habitations à l’architecture régulière se dispersaient entre les contreforts marins. Toutes carrées ou rectangulaires, en pierres séchées, avec des terrasses couvertes sur les toits. Un bâtiment exceptionnel se dressait à l’intérieur des terres en marge des flots, une tour de métal aux parois colonisées par une flore aux tons mauves. Des reptiles ailés couronnait le monument d’une farandole bigarrée, postés sur les vrilles des plantes qui pendaient dans le vide.

Un autre groupe de Lili récupéra la pêche pour s’occuper du salage et fumage. Elles s’exécutèrent en silence, remerciant leurs sœurs en s’appuyant front contre front. Ivy et son groupe continuèrent la traversée du village, régulièrement interrompues par des Lili qui venaient les saluer. Elles étaient traits pour traits identiques, du même âge, indiscernables au premier regard. Une étude attentive permettait de saisir de subtiles différences : une cicatrice, un teint plus hâlé, des cheveux éclaircis par le sel ou une ride au coin de l’œil. À l’origine, elles portaient des noms sur le pectoral de leur combinaison élimée. Des noms qui ne leur appartenaient pas alors on les avait oubliés. Ivy savait les reconnaître, les cent-huit, et les appelait en fonction d’un détail. Son escorte était composée de Droite, la seule droitière ; Grise, aux mèches poivrées ; ainsi que Sol, qui se baignait toujours sous l’astre. Elle utilisait ces noms-là et les Lili aimaient cette attention, même si Prime l’interdisait, comme elle interdisait le langage. Ivy ne serait jamais punie pour déroger aux lois mais les autres, si. Alors elle veillait à ne pas ébruiter cette pratique.

Elles approchèrent de l’édifice en acier puis Droite et Grise rebroussèrent chemin, laissant Sol accompagner Ivy main dans la main sur le domaine consacré. Les Lili subvenaient aux désirs de la sœur-mère qui séjournait là. En échange, elles pouvaient voir et toucher Ivy. La volonté de Prime n’était pas égoïste, elle veillait au développement de leur société et maintenait une population ainsi qu’un ordre stable. Elle possédait aussi la capacité de rêver, un talent garantissant l’accomplissement de grands projets.

Sol s’arrêta à l’orée du vestibule. Même en tant que tutrice manuelle elle ne pouvait entrer sans un accord préalable. Réglée à la perfection, Lili Prime se présenta dans la pièce aux murs métallisés éclairée par des néons bleus. Son visage montrait des stigmates de fatigue taillés par le stress d’une existence passée complexe, mais contrairement aux autres, sa veste était en parfait état. On lisait « Liliana Kett » sur l’écusson.

Prime congédia Sol et reprit la main d’Ivy, puis les deux sœurs pénétrèrent le sanctuaire. La jeune fille dut se déshabiller dans un sas pour prendre une douche de stérilisation. Elle enfila des vêtements propres et mit les anciens à désinfecter dans un caisson ultra-violet. Prime lui donna un masque et elles purent franchir le laboratoire de génétique. Une fois de l’autre côté, elles atteignirent les appartements via un ascenseur. Il s’agissait d’une ancienne zone de repos ouverte sur une baie d’observation vitrée. Le salon comportait plusieurs canapés en cuir au design épuré flanqués de tables noires. Un lit très large se trouvait au fond de la pièce, encadré par une datathèque et des écrans amovibles. Le mur opposé à la fenêtre hébergeait une cuisine avec un bar. Prime laissa Ivy s’asseoir et commanda deux jus de fruits à la machine assignée au service de préparation, puis amena les boissons sur un plateau.

— Comment s’est déroulée ta journée ?

Cette voix était la seule qu’Ivy entendait au quotidien. Les autres Lili riaient, pleuraient, hurlaient parfois, mais elles évitaient à tout prix de prononcer des mots. Prime parlait avec un ton calme, douce comme une brise. Cependant, elle savait exprimer de terribles tempêtes de colère, qui commençaient sur un ton tranchant et terminaient en crevant l’atmosphère de cris. Ivy raconta toute son après-midi, jusqu’au comportement de ses sœurs. La jeune fille se sentit légère ; aujourd’hui, la sortie n’évoqua aucune frustration à Prime.

— Je vais préparer le repas, déclara t-elle, tu peux lire en attendant.

Ivy hocha timidement la tête et alla prendre sa liseuse électronique. L’ordinateur contenait tous les textes qu’elle aimait, choisis par Prime qui connaissait les goûts de sa sœur par cœur, en plus de ses cours de sciences. Parmi les ouvrages de littérature, une section entière était dédiée à l’histoire des mythes antiques de la Terre : L’Iliade et l’Odyssée, le Voyage sur la Lune, ou encore Paris, la cité perdue. Ivy se passionnait pour cette planète décrite comme le point de départ de l’humanité, marquée par un passé d’épopées épiques et dramatiques, où la légende se confondait à la réalité. Elle s’engouffra dans les récits fantastiques jusqu’à ce que Prime termine de préparer le dîner. Après vint la leçon du soir.

Une classe théorique ou pratique, au laboratoire. Ivy aimait les travaux expérimentaux, naturellement douée, mais son esprit se dispersait trop facilement lors des explications affichées sur le tableau numérique de Prime. Elle devait réaliser un effort supplémentaire pour atteindre les standards de discipline de sa sœur, ce qu’elle réussit bien cette nuit-là, achevant son jour en beauté. L’heure du coucher sonna et Ivy rejoignit le lit, lovant son dos contre la poitrine de Prime. Elle rêva beaucoup. Des rêves lucides et agités. Elle s’échappait avec les héros de la Terre, comme Neil Armstrong ou Ulysse, et les suivait dans une nouvelle aventure.

*

Rien ne va mal avec moi, ma mère m’a très bien faite. Ce sont les autres qui me trouvent plein de problèmes : Timide, effacée, fragile, fatiguée, méchante, frigide, maniaque, névrosée… Moi, j’aime observer et je ne parle pas quand je n’ai rien à dire. Avant j’aimais écouter mais trop de choses horribles parviennent à mes oreilles.

Elle traverse le couloir principal. Elle a froid car la climatisation est trop forte, la température est terrible dans la station. Un membre de l’équipe B la fixe depuis l’aire de repos, elle ajuste ses lunettes et regarde droit devant. Elle ne l’aime pas. Elle sait qu’il ne l’aime pas, elle sait qu’il sourit comme un imbécile en la voyant presser le pas. Un groupe passe, elle le frôle, sans respirer. Comme les autres, elle ne les aime pas. Encore une allée blanche à l’odeur de javel et elle se réfugie dans son bureau. En lettres dorées sur la porte, son nom : Liliana Kett, principal investigator. Lili Prime, dans sa tête.

Elle s’installe face à l’ordinateur déjà allumé, lit ses messages, absente, à compter les secondes. Tout lui semble insupportable. Elle remet ses lunettes en place, encore, resserre le col de son chemisier, replace le cadre à photo vide sur son bureau, aligne une pile de document. Puis elle se lève et regarde au travers de la baie vitrée, cela ne devrait plus tarder. On frappe à la porte.

— Entrez.

— Lili…

Elle ferme les yeux, ce surnom, dans une bouche étrangère, la dérange. Son collègue hésite, alors elle lui fait signe de la tête.

— Ce soir, tu nous rejoindras pour fêter le cinquième anniversaire de la station ?

Cette fois, un vrai sourire éclaire son visage.

— Non, elle penche la tête, non, merci.

Est-il déçu ? Elle n’arrive pas à savoir. Les émotions des autres lui échappe. Il repart sans un commentaire, referme la porte sans un bruit. L’attente recommence, jusqu’au soir, jusqu’à ce qu’ils soient tous partis.

*

Au matin, Prime se réunissait avec ses premières sœurs, celles qui l’écoutaient pour appliquer les instructions nécessaires aux progrès et à la prospérité du village. Elle confia Ivy à la responsabilité de Sol qui allait faire visiter les champs à la jeune fille et lui apprendre les méthodes agricoles. Un groupe de Lili désœuvrées se joignirent à elles, heureuses de marcher en présence d’Ivy sur les chemins de campagne. Des coteaux mûris par le soleil descendaient au dos de l’escarpement surplombant le village ; ils accueillaient des vergers protégés des vents marins et, en contrebas, des étendues céréalières aux nuances d’or et de roux.

Elles atteignirent une ferme bâtie sur un plateau en vue des collines. La métairie se divisait en plusieurs locaux : des granges, un silo, un dortoir ainsi qu’une serre. Les Lili de passage se séparèrent pour inspecter les lieux à la recherche d’une tâche à accomplir, s’unissant à celles déjà sur place. Ivy prit un chapeau à larges bords et se posa dans la cour avec Sol, face à la serre. L’apprentissage dispensé par sa tutrice se déroulait dans une humeur souriante, beaucoup moins chargée qu’avec Prime. Elles révisèrent le bouturage et l’hybridation des plantes, ainsi que la taille des petites pousses pour favoriser leur croissance. L’activité de jardinage demandait une certaine concentration tout en laissant place au vagabondage de pensées. Un véritable repos après l’exigence imposée du laboratoire qui convenait parfaitement à Ivy. Elle acheva sa matinée à la préparation de scions, complétant une collection d’arbres fruitiers qu’elle arroserait soigneusement pendant les prochaines semaines. Le résultat serait analysé par Prime alors elle redoubla de précautions.

Au zénith, Ivy quitta la serre. Sol lui attrapa la main. La tutrice hésita avant de présenter une figurine tressée en pousses séchées. Une créature ailée. L’aspect sommaire de la création ne permettait pas d’identification précise du modèle, mais son façonnage avait dû demander beaucoup de temps et d’application ; l’entrelacement était précis.

— C’est pour moi ?

Sol acquiesça en tendant le cadeau un peu plus. Ivy hoqueta encore de surprise, elle enlaça sa grande sœur dans une embrassade serrée, un élan peu protocolaire qui fit sursauter la Lili.

— Je le garderai toujours avec moi, c’est promis.

L’une contre l’autre, Ivy sentit le coeur de Sol s’envoler comme un oiseau fou. Elles se décollèrent doucement en retournant à la réalité. C’était l’heure du repas commun, organisé sous la treille attenante au dortoir, entre le vert des vignes et le bleu du ciel. La lumière animait la tablée d’auréoles blondes.

Durant l’après-midi, les Lili s’attelèrent au dur labeur des champs et de la plantation. Ivy était trop petite pour s’épuiser à cette corvée alors elle fut libre de jouer en bordure des cultures, tout en demeurant à distance des bois voisins. Elle patrouilla les terrasses sur les sentiers terreux, sans une idée en tête, jusqu’à finalement décider d’aller voir le grand arbre. Le monolithe végétal s’élevait à flanc de colline, ses racines à l’écorce turquoise serpentaient sur la côte et ses branches très hautes tissaient une voûte qui cachait le ciel. Ivy pouvait explorer le géant pendant des heures, sondant les ornières à la poursuite d’un trésor. Elle avait la main enfoncée au fond d’un recoin lorsqu’une voix l’interpella :

— Bonjour, jeune fille.

La stupéfaction raidit Ivy. Puis elle rétracta son bras comme si on l’avait électrocutée. Ce timbre grave mais délicat lui était inconnu. Plus étonnant encore, cela ressemblait à ce qu’elle avait parfois écouté sur sa datathèque : une voix masculine. Elle regarda partout autour. Son affolement augmenta lorsqu’elle le vit, là, assis sur une racine à quelques mètres à peine. Il portait une combinaison noire et grise avec des bottes de marche, son visage s’ornait d’une barbe piquante, de cheveux jais et courts et d’yeux charbon. L’homme apparaissait sombre. Mais son attitude nonchalante était rassurante, son expression espiègle dénuée de malice. Ivy resta ahurie face à l’étranger. Elle croyait à l’un de ses rêves. Se serait-elle endormie au pied du grand arbre ?

— N’aies pas peur, je ne te veux absolument aucun mal. Je m’appelle Rile, et toi ?

Les paupières d’Ivy papillonnèrent, sa curiosité prenait le dessus sur son appréhension.

— Je suis Ivy…

— Qu’est-ce que tu fais ici, Ivy ?

— Je cherche des trucs dans le grand arbre.

— Quel genre de trucs ?

— Des pierres, des insectes ou des bêtes, comme des Rongefeuilles…

— Et ça, c’est quoi ?

Rile pointa du doigt la sculpture qu’elle gardait contre son ventre.

— C’est un cadeau que m’a fait Sol !

— Sol ?

— Oui, c’est une de mes sœurs.

— Oh, tu as d’autres sœurs ?

— J’en ai cent-huit ! Prime dit qu’on est une très grande famille.

— C’est vraiment impressionnant en effet, moi je n’ai ni frère ni sœur.

— Tu es tout seul ?

— J’ai des amis.

Ivy fronça les sourcils.

— Des amis ?

— Oui. Tu en as toi aussi ? Ce sont des gens en qui tu peux avoir confiance. Des gens qui sont toujours à égalité avec toi.

— J’ai confiance dans mes sœurs… mais, elle hésita, est-ce que c’est pareil ?

— Je ne sais pas. La famille, ça peut-être très compliqué…

Elle hocha la tête, toujours incertaine.

— Écoute, Ivy, si tu veux, on pourrait être amis ? Sans rien d’autre, tout simplement.

— D’accord !

— Mais il faut que tu me fasses une promesse : Tu ne parles pas de moi à tes sœurs. Je veux être ton ami à toi et personne d’autre, c’est ok ?

L’exclusivité de la relation plut à la jeune fille, mais un coup de froid au ventre la fit réfléchir. Si elle acceptait, cela signifiait de mentir à Prime. Au fond, c’était déjà le cas, car elle ne lui parlait pas de tout, comme le sujet des noms des Lili. Néanmoins, Ivy avait conscience que cette rencontre relevait de l’extraordinaire, une chose qu’il serait impossible de prétendre avoir innocemment oublié ou négligé. Le risque était là, Ivy l’apprécia, son goût pour l’aventure l’emporta. Elle ne pouvait refuser cette nouveauté.

— D’accord, je ne dirai rien.

Maintenant, les points d’interrogations tourbillonnaient autour d’elle. Son imagination fit défiler une myriade de questions qu’elle énonça à la suite. L’homme ne venait pas de la Terre comme elle l’espérait, mais d’un autre monde, bien qu’il connaisse lui aussi l’histoire de celle que l’on nommait la planète bleue. Il parla de son voyage ici sans préciser les raisons de sa venue. Ses amis se trouvaient avec lui, quelque part dans l’espace. Puis il raconta la vie des colonies dispersées entre les différents systèmes : les villes aux néons chromatiques, la navigation dans les cités-nuages, ceux qui vivaient aux cœurs des astéroïdes, et mille merveilles absentes de la datathèque. La conversation s’écoulait et le soleil céda au crépuscule pourpre. Ivy devait vite rentrer ou les Lili allaient s’affoler.

— Si tu veux me trouver, viens à cet arbre, on se reverra, dit Rile en donnant un salut de la main.

Elle courut pour revenir à l’heure. Quelques pas plus loin, Sol l’attendait. L’absence prolongée d’Ivy l’avait alertée et elle savait que le grand arbre était son endroit préféré. Les deux sœurs se pétrifièrent dans un regard interminable. Puis Sol posa son index sur ses lèvres en signe de silence. Elle avait vu, mais ne dirait rien. La Lili souhaitait respecter le secret de la nouvelle amitié d’Ivy. Un choix risqué car en désaccord certain avec Prime qui y mettrait immédiatement terme. Mais la joie de la jeune fille importait plus à Sol que sa propre fortune.

Mentir par oubli était devenu une habitude pour Ivy, bien qu’elle ressente toujours un poids sur le cœur en le faisant. Elle ne dit rien de Rile à Prime. Cependant, le cadeau de Sol ne manqua pas d’attirer l’attention de la sœur-mère, elle n’approuvait pas que les Lili témoignent leur affection de façon aussi ouverte. Alors, la jeune fille recourut encore à son esprit créatif et inventa que la figurine était de son ouvrage, énumérant les étapes de sa fabrication au long de la journée. Prime se para d’un sourire fier.

— La création est une activité belle et noble, tu as du talent, c’est très joli !

Elle étreignit Ivy.

— Je t’aime…

— Moi aussi !

Ces moments-là brillaient. Ivy recevait un amour sincère, enraciné et immuable derrière la façade souvent sévère de Prime. Elle disait que son attitude modérée était nécessaire à rendre la jeune fille plus forte, pour pallier sa nature si délicate et pour ne pas réitérer les erreurs tragiques du passé. Bien que leur mère les ait très bien faites, Prime avisa qu’avec le recul, l’environnement de leur enfance fut incomplet et manqua de stimulations. Ivy avait besoin d’occupation permanente pour vivre dans l’alacrité et s’épanouir. Sans cela, elle risquait de s’enfermer, puis se fragiliser.

*

Les jours suivants, Ivy visitait le grand arbre dès que l’opportunité se présentait. Ses échanges avec Rile s’intensifièrent. Il lui montrait des images des autres mondes et elle répondait à un flot de questions sur les Lili. L’homme semblait particulièrement intéressé par Prime et l’origine du village, mais Ivy ignorait les détails de ce passé. Sa grande sœur demeurait élusive sur le sujet et disait qu’elle avait tout construit pour elles. Était-ce seulement possible ?

— Est-ce que je pourrais parler avec une de tes sœurs ? Demanda Rile, de plus en plus insatiable.

— Pourquoi ? Mes sœurs ne peuvent pas parler, elles n’en ont pas le droit. Il n y a que Prime qui peut. Et tu m’avais dit que tu ne voulais être ami qu’avec moi !

— Ivy… Il y a quelque chose d’important que tu dois savoir.

Le soudain changement d’attitude ainsi que l’expression grave de Rile angoissa la jeune fille.

— Quelque chose de très mauvais est sur le point de se produire, pour ton village et ta famille.

— Quoi ?

— C’est très compliqué... Disons que des gens veulent prendre cet endroit. Je veux les en empêcher mais mon pouvoir est très limité, je pense que ta grande sœur comprendrait la situation, c’est pour cela que je veux lui parler. J’aimerais trouver un arrangement avant qu’il ne soit trop tard. Tu penses qu’elle accepterait de discuter ?

Un vertige saisit Ivy qui tangua sous l’impact de la révélation. Quelque chose de très mauvais ? Les mots la matraquaient, son incompréhension était d’autant plus grande qu’elle peinait à évaluer la portée de cet avertissement. Face à son trouble, Rile essaya de la consoler :

— Je suis désolé, c’est brutal, je sais. Je t’ai contactée la première car tu es différente, curieuse et ouverte…

— Tu nous as observées ?

L’homme ouvrit la bouche puis se ravisa et sourit. Elle l’avait épinglé avec une perspicacité inattendue.

— Oui. Je me suis documenté sur tes sœurs. Tu as conscience qu’elles sont spéciales ?

— Ce sont mes sœurs, je les aime toutes.

— Tu comprends, il hésita, qu’elles sont des clones ?

Elle secoua la tête de façon compulsive.

— Ce sont mes sœurs…

— Oui, ce sont tes sœurs. Je ne veux pas te blesser, tu es mon amie, n’en parlons plus ?

— D’accord.

— Alors, est-ce que tu crois que je peux parler à ta grande sœur, à Prime ? C’est vraiment important.

Les yeux d’Ivy se mouillèrent, elle effaça ses larmes d’un revers de poignet avant qu’elles ne glissent sur ses joues et renifla. Si il y avait un danger, elle devait avertir Prime, même au risque d’une punition, tout devenait trop bizarre pour continuer à garder le secret. Son aventure prenait une tournure dramatique mais elle ne comptait pas abandonner. Comme les héros, elle allait trouver une issue.

*

Rile rentrait de nuit, illuminé par un nuage de Brille-Bulles, des insectes qui volaient grâce à leur abdomen arrondi gonflé de lumière bleue. Après une longue marche dans la fraîcheur nocturne, il parvint à son camp. Le refuge était camouflé sous terre, en lisière d’une clairière dans les bois à plusieurs kilomètres des champs. Avant de descendre, il vérifia l’heure sur sa montre numérique. Son transporteur de ravitaillement arrivait maintenant.

— C’est Brant, je suis déjà là.

La ligne grésilla, puis une voix rauque lui répondit :

— Ouais Rile, je te reçois. J’arrive. Comment c’était ?

— Je pense que je vais pouvoir lui parler.

— Bon sang… Attends que je me pose.

— Oui. Je te fais un café.

— Roger.

Quelques minutes plus tard, Rile attendait assis sur la trappe du bunker en sirotant sa boisson fumante. Un léger frémissement anima les feuillages, une navette silencieuse approchait, ses contours argentés à peine soulignés par les étoiles. Elle se posa verticalement dans la plaine, repoussant les herbes hautes avec ses engins à impulsion. À l’atterrissage, une bourrasque frappa le visage de Rile qui plissa les paupières. Lorsque les moteurs furent coupés, une porte ventrale s’ouvrit et un homme en tenue de pilote sortit.

— Alors tu es sûr de toi, Rile ?

L’intéressé remplit une tasse à son ami et la lui offrit.

— Nous n’avons plus le temps, comme tu le sais. Où en est la situation ?

— C’est plus que court ! Le jugement a été rendu, à mon avis ils seront là dans un ou deux jours.

— On doit en déplacer le plus possible, puis on enverra toute la documentation pour demander un nouveau jugement. Ce ne sont pas juste des clones, il s’agit d’une véritable société en essor, je n’arrive toujours pas à croire la décision !

— C’est un cas spécial, soupira le pilote.

— Un cas spécial ? Armin, la petite fille m’a montré une pièce d’art faite par l’une des sœurs, ce n’est pas un comportement restreint de clone, c’est un comportement humain.

Personne ne savait comment la colonie de clones était née. La recherche de l’espace voisin n’avait pas apporté d’informations pertinentes. Mais plus d’une dizaine d’années en arrière, une station d’étude, Fax 3.5.5, appartenant au puissant consortium de recherche et de développement Amon, s’était volatilisée des communications. On mena une enquête. La propreté de la disparition suggéra une procédure d’auto-destruction. Une telle mesure aurait pu être prise en cas d’attaque par une nation rivale. Cependant, aucun appel à l’aide ne fut enregistré à la maison mère. Puis l’équipe d’exploration planétaire de Rile découvrit un module de la station sur un système distant de plusieurs parsecs, sa balise de détresse désactivée, muet et invisible dans l’immensité de l’univers. L’isolation nette du module de laboratoire laissait croire à une action délibérée plutôt qu’à un accident ou un assaut. Quelqu’un l’aurait séparé de la station et méticuleusement détruit le reste. Rile espérait en apprendre plus sur ce puzzle lors de sa future rencontre.

*

Elle savait tout de moi, je savais tout d’elle. Nous n’étions qu’une seule. Notre mère nous a très bien faites. Lorsqu’elle est morte, ma sœur, je n’étais plus en colère. Quelque chose de fragile s’est juste cassé. J’ai vu le cercueil mit en terre, la photo encadrée par une couronne de fleurs, le soleil annonçait une belle journée. Lorsqu’elle est morte, je me noyais.

Liliana quitte son bureau sous les lumières de sécurité, rase les murs jusqu’à son laboratoire, le sien, celui dont elle a la clé. Lorsque le verrou claque et la porte s’ouvre, les ombres à l’intérieur bougent. Deux, trois, cinq, sept. Il y a un moment de silence, bercé par le ronronnement des incubateurs. Puis elles s’approchent, attendent tout autour de Lili, leurs mains tendues, posées sur elle. Les doigts commencent à courir, les caresses deviennent ardentes et tirent les vêtements. Certaines s’infiltrent sous le tissu et frôlent la peau de Lili, on lui enlève ses lunettes. Deux mains arrivent de dos et pressent ses seins, une bouche l’embrasse dans le cou, une langue remonte derrière son oreille. On la met à nue, on l’assoit sur une chaise, elle se laisse faire. Sous la lampe rouge, les courbes des doubles se confondent, toutes collées les unes aux autres, elles s’aiment. La satisfaction monte, les étoiles brillent dans les têtes, les Lilis s’entrechoquent et partagent l’abîme du plaisir. Rassasiées, elles sont alanguies contre Prime. Elles patientent. Cela ne devrait plus tarder.

*

Ivy avoua ses rendez-vous secrets, ainsi que l’avertissement concernant le danger à venir. À sa surprise, Prime réagit avec flegme ; les traits de son visage demeurèrent lisses. Elle semblait prise dans un songe. Puis son calme s’altéra, il refroidit, et elle sussurra des mots au scalpel :

— Est-ce que quelqu’un d’autre sait ? C’est très important, je dois tout savoir s’il y a un danger.

Un autre mensonge remonta la gorge d’Ivy, mais il y resta bloqué. La question directe lui pinça le cœur. Cela faisait partie des règles majeures : l’honnêteté pour la sécurité. Prime devinait que toute la vérité n’était pas là, omettre encore serait suspect. Sans qu’elle ne puisse contrôler sa réaction, la jeune fille détourna le regard un instant. Cela suffit à sceller sa culpabilité.

— Ivy, tu n’as rien à craindre, je ne suis pas en colère, je suis seulement inquiète, dis moi tout.

— Oui, elle déglutit, Cinquième nous a vus.

Elle se sentit horrible d’avoir admis la présence de Sol et baissa les yeux. Prime, les bras croisés, approuva de la tête.

— J’irai au grand arbre demain.

— Lili, s’il te plaît, ne punis pas Cinquième…

La grande sœur leva un index en l’air.

— Tu vas me promettre de ne plus jamais me mentir.

— D’accord...

— Nous sommes ensemble, pour toujours, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Ce que tu as fait est très dangereux, les autres sont tous mauvais, indignes de confiance, traîtres et mal intentionnés. Ils pourraient t’enlever et tu serais seule, et je serais seule. Je ne veux pas te limiter car tu as besoin d’espace mais tu dois toujours venir vers moi, pour tout. Tu comprends ?

— Oui...

À la fin du sermon, Prime embrassa Ivy sur le front. Le pardon paraissait sincère, pourtant l’humeur restait chargée d’un orage. Cette nuit, la sœur-mère s’absenta, elle avait des préparatifs à accomplir. Enveloppée dans les draps du lit, Ivy ressassait la scène et ne parvint qu’à s’endormir très tard. Le lendemain, elle se réveilla avec un nœud dans le ventre. Malgré son anxiété, elle se força à avaler le déjeuner succulent, ne souhaitant pas troubler Prime qui la bombarderait d’autres questions. Ivy essaya d’apaiser sa conscience en consommant des fruits sucrés qu’elle adorait, mais l’approche du moment fatidique fit resurgir sa peur aussi vite. Ses craintes se réalisèrent lorsqu’elle rejoignit le seuil à l’extérieur : Sol manquait à l’appel. Une autre Lili avait prit sa place.

— Vingt sera ta nouvelle tutrice manuelle. Cinquième doit réapprendre, expliqua Prime avec distance avant de reprendre joyeusement : vous irez à la forge aujourd’hui. Je suis sûre que tu vas aimer !

Ivy ne dit rien, la poitrine comprimée, sa main accrochée à la figurine de Sol.

*

Posé sur une racine du grand arbre, Rile guettait depuis le début de la matinée. Il révisait mentalement son discours et les interrogations possibles, prêt à endosser la pression de son rôle d’ambassadeur de l’humanité. Sous un soleil encore pâle, une femme seule apparut et s’approcha sans hésiter, comme s’ils se connaissaient. Face au patch nominatif de Liliana Kett, Rile ne put retenir un frisson d’excitation.

— Bonjour, salua-t-il, Rile Brant, je suis content que vous soyez venue.

Emporté par son enthousiasme, l’homme s’avança pour partager une poignée de main. La politesse fut ignorée par Prime qui croisa les bras sur sa poitrine. Elle jaugea l’étranger.

— Parlez.

Le ton ni impatient, ni colérique, sans la moindre émotion, déstabilisa Rile. Son interlocutrice se comportait comme si elle savait déjà ce qui allait se produire.

— Très bien… Je travaille pour la société d’exploration scientifique Aletta, et j’ai découvert cette planète. Je ne sais pas si vous êtes au courant mais une nation entière vous regarde.

Elle conserva son expression vierge.

— Les planètes comme celle-ci, paradisiaques, sont rares. Plusieurs partis veulent la coloniser mais vous connaissez la loi ?

— Une colonie est reconnue seulement si elle comporte au moins cent personnes.

Rile hoqueta, surpris par la réponse à sa question qu’il croyait rhétorique.

— Oui… Premier arrivé, premier servi. Votre colonie est légalement propriétaire de cette planète. Sauf que… Un jugement est passé, le clonage humain complet n’est légal qu’avec l’accord des autorités compétentes. Donc vos clones vont être éliminés, ce qui réduira la colonie à deux habitants et permettre à du monde de venir s’installer.

— Personne ne viendra polluer mon monde. Je ne reconnais pas cette farce de jugement dont je n’ai pas connaissance.

L’impassibilité de Prime s’envola. Son regard scintilla d’une furie glacée, un ressentiment puissant qui naissait d’une haine soigneusement cultivée pendant des décennies. Rile se mit à transpirer.

— Je suis venu pour aider, tenta-t-il de modérer, votre micro-civilisation a suscité un émoi scientifique considérable. Aletta a lutté pour que vous soyez laissées en paix, défendant que votre société est une singularité sociale exceptionnelle méritant une étude prolongée, mais nous n’avons obtenu que le droit de vous observer jusqu’à la fin des délibérations… Le projet est donc terminé, Aletta doit se retirer mais je le refuse. Après vous avoir observées pendant des mois je crois que vos sœurs sont des personnes, elles sont capables d’art, d’autonomie, et avec suffisamment de temps, de culture. Leur élimination serait une infraction à l’éthique la plus élémentaire !

La nouvelle ne sembla pas enchanter Prime. On l’avait espionnée, comme une bête curieuse, alors qu’elle ne recherchait qu’à s’isoler. Ceux dont elle avait tant essayé de se débarrasser revenaient déjà. Cette bande de parasites affamés voulaient son monde, ils menaçaient de détruire sa création et de ruiner l’univers d’Ivy ! Une dizaine de sœurs émergèrent autour du grand arbre. Elles encerclèrent Rile avec lenteur, à la façon de prédateurs appliqués à ne pas effrayer leur proie.

— Je suis là pour vous aider, répéta l’homme, je collecte des informations pour forcer la révision du jugement. Vous devez vous déplacer maintenant car le temps presse… on va éliminer vos clones sur le champ ! Je peux vous cacher quelque part mais j’ai besoin de savoir ce qui s’est passé sur la station, c’est pour votre défense ! Je ne crois pas que vous soyez une criminelle mais une survivante…

— Assez. Personne ne vient leur dire ce qu’elles doivent faire. Elles vont voir combien ils sont et personne d’autre ne restera ici.

*

Ivy admirait le feu prendre forme au fond de la forge et recevait la caresse de l’onde de chaleur sur son visage. Le métal plongé dans les flammes étincelait. L’atelier surmontait le village en bord de mer, avec une vue sur les allées et venues de la voie principale. Elle leva les yeux un instant pour apercevoir un cortège de Lilis guidé par Prime. Rile marchait au centre, l’air abattu. Que s’était-il passé ? La vue de son ami fit effondrer sa concentration, elle sortit et dévala le chemin pour rattraper l’escorte. Son irruption précipitée provoqua une commotion parmi ses sœurs, mais Prime s’imposa rapidement et enlaça Ivy, ce qui la prit au dépourvu.

— Rassure-toi, petite sœur, tout ça sera bientôt fini.

— Mais qu’est-ce que tu vas faire ?

La sœur-mère afficha une expression pleine de compassion, presque fervente.

— Ce qui doit être fait pour toi. Ne t’inquiète pas, je m’occupe de tout. Le rêve va reprendre là où il en était.

Un groupe de Lilis encadrèrent Ivy, leurs mains l’accrochèrent doucement pour la tirer en arrière et la ramener. Assaillie par des caresses rassurantes, la jeune fille ne lâcha pas du regard Rile poussé vers l’avant sans ménagement. Une odieuse sensation de terreur s’ancrait délicatemment dans le corps raidit d’Ivy. Ses yeux s’embuèrent.

Elle erra au long de la journée, transparente, flottant d’une activité à une autre, vidée de sa substance. Au déclin du soleil, elle se portait mieux ; ou du moins, son esprit avait trouvé une façon de ne plus souffrir de la situation. Tout ce qu’elle avait à faire, c’était de s’en remettre à Prime qui prenait toujours les bonnes décisions. Ivy devait taire sa curiosité et son désir de comprendre, et ses sœurs feraient le reste. Cela signait la fin de son aventure. Une boule se forma au creux de son ventre, amère et enflée par le regret.

*

La grisaille envahit le jour suivant. Les flots étaient remués par une pluie fraîche pour la saison. Ivy étudiait encore à la forge, cette fois à travailler des techniques d’orfèvreries. La proximité du fourneau la rassérénait et enveloppait la bâtisse d’une ambiance chaude, salvatrice contre l’air coupant du matin. Elle manipulait les outils l’esprit absent, frappée par le contrecoup de la veille. Longue, sa nouvelle tutrice, vint chambouler son épisode de langueur. Nerveuse et excitée, elle attrapa la jeune fille par le bras, lui faisant signe qu’il fallait partir.

Ivy fronça les sourcils mais ne résista pas. Dehors, des bandes de Lili fourmillaient dans tous les sens. Elles se rencontraient et communiquaient en sourdine, dans l’oreille l’une de l’autre, puis se séparaient. Le phénomène exceptionnel suggérait que l’on relayait un message urgent de Prime, autorisant la parole. Le rythme se précipita. Ivy fut ramenée au laboratoire de Prime au cœur d’une cohue rare, presque propulsée dans le vestibule, sans qu’elle ne reçoive d’explications. Beaucoup de Lili attendaient autour du bâtiment, ce qui était aussi anormal, elles se tenaient d’habitude à distance. La porte d’entrée coulissante fut refermée et Ivy bondit immédiatement au hublot d’observation pour suivre la scène qui se déroulait à l’extérieur.

Elle vit Prime qui patientait en compagnie d’une trentaine de ses sœurs. Les expressions tirées par la tension suintaient d’une légère hostilité. Après une attente interminable, un groupe d’homme en combinaisons similaires à celle de Rile s’approchèrent de façon mesurée. De son point de vue, Ivy en comptait cinq, mais peut-être étaient-ils plus nombreux en retrait, elle contemplait le face à face en touche. Un dialogue commença entre Prime et les étrangers, inaudible depuis l’intérieur.

— Nous sommes des employés du groupe d’exploration scientifique Aletta. Je suis Armin Necker. Nous ne cherchons pas de conflits, seulement à récupérer notre collègue Rile Brant qui est entré en contact avec vous hier. Nous savons que vous l’avez emmené ici, l’échange était filmé.

— Des drones ? Interrogea simplement Prime.

— Oui. Vous connaissez la situation…

— Vous les espionnez. À qui reportez-vous ?

— À Aletta.

Prime décroisa les bras et prit une posture trop détendue. Ivy reconnut l’arrivée de la colère.

— Combien d’autres parasites viendront piétiner mon monde ?

— Beaucoup, avoua Armin avec gêne, mais nous ne sommes pas ennemis. Si vous venez avec nous, nous vous aiderons. C’est ce que veut Rile…

— Des mots, des phrases mauvaises... Elles devraient quitter cet endroit après tout ce qu’elles ont fait ? C’est à moi, j’ai fait tout ça. C’est à nous, à Ivy et à elles. Ce n’est pas pour les autres, ils ont tout le reste, ils ont toujours tout eu, tout ! Ils avaient emporté Ivy aussi. Je ne les aime pas, non, je ne les aime pas, elle acheva d’une voix macabre: je ne vous aime pas non plus.

— Écoutez, nous voulons juste Rile. Et ensuite, nous disparaîtrons… Marché conclu ?

Un rire sec illumina le visage de Prime.

— Non.

Puis elle passa un pouce sur sa gorge.

— Elles tueront ceux qui viendront.

Armin écarquilla les yeux, il voulut saisir un objet à sa ceinture mais les Lili proches se jetaient déjà dans la mêlée. L’horreur des explorateurs s’aggrava lorsqu’ils remarquèrent des couteaux à plasma, dissimulés au creux des poings fermés, s’embraser d’une lueur bleutée caractéristique. Il n’y eut aucun affrontement héroïque. Les lames taillèrent la chair sans la moindre gloire, comme à une exécution. Ivy sursauta, choquée par la brutalité silencieuse qui se déroulait juste là. Son sang remonta battre sur ses tempes, elle recula de quelques pas et trébucha sur ses jambes incertaines, puis se laissa chuter au sol. La jeune fille fixa le vide.

Sans qu’elle ne se rende compte du temps écoulé, la porte s’ouvrit et Prime franchit l’encadrement. La grande sœur lui fondit dessus, ses bras la couvrirent comme une paire d’ailes. Ivy voulut s’abandonner à l’étreinte mais n’y parvint pas. Malgré la chaleur, elle mourait de froid. Un chuchotis faisait écho dans ses oreilles : « Je suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée. Je suis désolée. » Les gémissements de Prime, qui à chaque répétition se tendait un peu plus à l’extrême, s’enfonçant les ongles dans l’avant-bras jusqu’à crever sa peau et saigner. Les gouttes chaudes s’écoulèrent contre le cou d’Ivy. « C’est terminé. » Le mot au timbre incolore plana un moment dans l’air, puis Prime se dégagea avec précaution.

— Demain tu vas te reposer, ajouta t-elle, d’ici quelques jours tout ira mieux. Le cauchemar est passé.

Elle n’obtint aucune réponse. Cette distance tordit le cœur de Liliana. Elle était terrifiée, l’esprit hanté par des mauvais souvenirs. Ivy ne reviendrait pas facilement, beaucoup d’efforts seraient nécessaires à ce qu’elle sorte de sa coquille, mais elle ne pouvait rester recluse ou le pire se produirait. Prime se recomposa. Son devoir de vigilance l’appelait : elle surveillerait sa sœur de très près.

*

Suicide. Sa faute, on disait : sa faute. Timide, effacée, fragile, fatiguée, méchante, frigide, maniaque, névrosée. Inapte. Je le refuse, ils n’auront pas le dernier mot. Je ferai un monde meilleur, pour nous, je te le promets. Ils ne seront plus là pour te faire du mal. Je serai forte pour nous.

Les dix-sept clones de Liliana Kett se préparent. Elles ont faim. Pendant des mois elles n’ont mangé que des protéines biosynthétisées. Elles ont les accès aux zones sécurisées de la station, Lili appartient au conseil de bord, experte en xenobiologie. Pendant la fête d’anniversaire, elles entrent à la salle de commandement pour tuer tout le monde. Les communications sont sabotées au préalable. Le massacre se fait vite, sans une goutte de sang, avec des cutters à plasma. Elles démembrent mais les plaies sont cautérisées. On crie mais elles ne donnent pas d’explications. Ce sont des automates biologiques, au service de leur bien commun, sans une seule voix dissidente. À l’œuvre, les Lili forment un joli ballet synchronisé par un orchestre invisible. Les lames bleues dansent, clignotent comme des lucioles en pénétrant la chair. À la fin, elles s’alignent côte à côte avec discipline. Lili Prime déclare une mesure d’urgence et les quartiers de la station sont mis sous quarantaine. Les survivants sont isolés derrière des portails blindés. Ils sont libérés bloc par bloc, à l’abattoir. La biomasse récupérée donne naissance à plus de clones.

*

La nuit, Ivy sombra dans une série de rêves syncopés qui s’achevaient pour recommencer en boucle. Elle revivait le même scénario vivide. Le départ de son aventure avec Rile, jusqu’au meurtre des étrangers, ainsi qu’une suite imaginaire et sanglante. Elle rejouait son rôle de mille manières pour tenter d’en influencer la chute, autant d’échecs violents où son ami périssait. Ce point d’orgue était toujours d’une clarté cruelle. Elle se réveilla épuisée avec un goût de fer sous la langue.

Prime s’absenta après le déjeuner afin de réunir un autre conseil d’organisation des Lili. Les sœurs étaient en effervescence après les évènements récents et leurs instructions nécessitaient un rafraîchissement. Ivy se cloîtra dans la lecture des récits anciens, mais son esprit ne cessait de fuir vers la réalité moche de sa mémoire. Elle éteignit sa console et tourna en rond, s’acharnant à détailler le paysage au travers de la baie vitrée. La distraction fonctionna un temps, puis l’inéluctable advint : posée sur le bar, la boîte contenant les passes de Prime aimanta son regard.

Elle refusait la fin décrite par ses rêves, elle refusait de clore son aventure sur un drame et de compléter une histoire déjà trop tragique. Une chance de réécrire l’ultime chapitre se présentait et elle ne la laisserait pas passer. Ses doigts fébriles fouillèrent parmi les plaquettes en plastique pour en sélectionner trois : la sortie, le laboratoire et les cellules, des quartiers d’habitation transformés pour la détention des Lili qui enfreignaient les règles. Ivy n’hésita plus, sa mission se déroulerait maintenant ou jamais ! Elle partit au pas de course. Une présence invisible pesait sur sa nuque, l’appréhension du retour de Prime. La prison se trouvait au même niveau, accolée à l’Est du laboratoire. Il n’y avait aucun gardien car les sas en alliage demeuraient impénétrables sans le jeu de clés adéquat. Ivy les franchit tous et déboucha sur un couloir bordé de portes équipées de petites fenêtres carrées. Une à une, elle passa les pièces vides en revue, jusqu’à tomber sur Rile prostré dans un coin. La vue de son ami ranima le cœur à l’arrêt d’Ivy. Elle déverrouilla l’accès avec la carte magnétique et jaillit à l’intérieur, faisant tressaillir le prisonnier qui se remit instinctivement sur pied.

— Ivy ?

— Tu dois partir avant qu’elle ne revienne ! Je te montre le chemin… Et…

Sa voix excitée se cassa.

— Que se passe-t-il ?

— Tes amis sont venus, mais Prime… Prime… Elle a ordonné de tuer tout le monde, croassa-t-elle.

Rile accusa le coup, son dos s’affaissa contre le mur et son visage se creusa de rides. Sa bouche s’anima plusieurs fois sans émettre de son avant de réussir à souffler un mot unique :

— Morts…

Des billes de sueur roulèrent sur sa figure lorsqu’il enchaîna d’une voix enfiévrée :

— Nous devons partir, tu es en danger ici, vous êtes toutes en danger. Tout ce que je voulais faire c’était aider tes sœurs mais Prime me considère ennemi… Des gens vont venir pour coloniser cet endroit et tuer les clones !

— Mais pourquoi ? Je ne comprends pas pourquoi on veut du mal à mes sœurs...

— Ce sont des clones, leur création est soumise à des régulations drastiques qui, si elles ne sont pas respectées, amènent à la termination. Liliana n’a pas respecté ces règles, je cherchais des circonstances pour justifier ses actions mais maintenant, je ne sais plus...

Ivy saisissait le principe de clonage et reconnaissait la nature différente de ses sœurs, mais elle ne voyait pas pourquoi cela avait la moindre importance. De nombreux organismes proliféraient suivant un système clonal, jusqu’aux cellules du corps humain, alors le châtiment encouru par les Lili paraissait grotesque. Elle ignorait les problèmes éthiques impliqués par la duplication de conscience, ainsi que les dérives possibles qui brouillaient la notion du « soi », l’enseignement de sa grande sœur n’ayant jamais abordé ces sujets.

— Je suis désolé, Ivy.

Elle acquiesça d’un hochement de tête. Ses idées s’obscurcissaient et elle ne savait plus dans quelle direction penser. Sa main se mit à caresser machinalement la figurine de Sol, un contact qui l’aida à juguler le stress. Sans dire un mot, elle quitta la pièce. Rile, circonspect face à la réaction, finit par lui emboîter le pas. La jeune fille vérifia les geôles restantes, de plus en plus vite, jusqu’à trouver la dernière. Un large sourire illumina son visage.

Sol ne comprit pas la présence d’Ivy et les retrouvailles se déroulèrent d’abord dans une ambiance inquiète, puis le contexte fut oublié et elles s’abandonnèrent à une longue embrassade.

— Je suis tellement désolée, c’est de ma faute… J’ai parlé à Prime...

En réponse à l’excuse, Sol serra sa petite sœur encore plus fort. Le torrent d’émotions et d’interrogations qui noyait Ivy fut stoppé net, une leçon sur les conséquences venait de s’imprimer dans sa tête. Elle devait faire partir Sol ou elle subirait d’autres punitions.

— Tu peux l’emmener avec toi ? Demanda t-elle à Rile.

— Oui, c’est possible...

Sol s’agrippa à Ivy.

— N’aie pas peur, tu seras toujours avec moi grâce à ton cadeau ! Tu ne peux pas rester ici, tu sais que Prime va te faire beaucoup de mal maintenant qu’elle sait, mais elle ne me fera rien à moi… S’il te plaît, je ne veux pas te blesser encore plus... Tu verras, Rile est gentil et il te montrera des endroits fous !

Malgré ses réticences, Sol se laissa convaincre par la jeune fille, prête à la suivre n’importe où. Le groupe s’évada de la tour de métal, énorme écharde rémanente de la station Fax 3.5.5. Ils rejoignirent la forêt en direction de la navette d’Armin.

*

Prime fut notifiée de l’escapade. Une alarme sur son biper l’avertit de l’ouverture des cellules. Elle savait que la responsable ne pouvait être qu’Ivy. Comme elle le redoutait, sa petite sœur s’était faite abuser par les autres et leurs mensonges, son esprit trop imprégné des histoires fantastiques terriennes qu’elle n’avait jamais eu la force de lui enlever. L’imaginaire d’Ivy méritait de briller constamment, sans limites malgré les dangers que cela comportait. Prime mit un terme au conseil et se retira, résolue à gérer la situation de ses propres mains.

De retour aux environs du laboratoire, elle trouva un abri dans la végétation luxuriante et attendit. Après de longues minutes en embuscade elle vit Ivy, accompagnée de Rile Brant, ainsi que, à sa surprise, Cinquième, sortir du bâtiment. La vue de l’impudente irrita Prime plus que tout. Comment son reflet osait-il se substituer à elle ? Celle-ci outrepassait ses droits et sentirait bientôt sa colère ! Elle produisit un effort laborieux de respiration pour se calmer, puis émergea de sa cachette une fois ses proies à distance suffisante et débuta sa traque.

*

L’apparition du vaisseau entre les enchevêtrements d’un bosquet d’arbres floraux carmins fascina Ivy. Les lignes géométriques épurées de la navette contrastaient avec l’entropie naturelle du décor. Rile ouvrit l’accès ventral en utilisant une interface codée et invita les deux sœurs à monter.

— Tu veux voir comment c’est dedans ?

La proposition était beaucoup trop alléchante pour Ivy. Quelques minutes de plus ou de moins ne changeraient pas grand-chose. Elle prit Sol par la main et s’engagea sur la passerelle. L’intérieur s’avéra beaucoup plus étroit qu’attendu. Ils pénétrèrent une soute encombrée de matériel puis passèrent un corridor parsemé de lumières murales, débouchant sur le poste de contrôle précédé de plusieurs rangées de banquettes. Rile s’installa à la place du pilote et activa différentes commandes. Une légère vibration parcourut la cabine.

— Asseyez-vous, annonça t-il aux sœurs, et attachez-vous.

Ivy bondit sur place.

— Quoi ? Je dois retou-…

— Non, je ne peux pas te laisser faire ça.

L’homme pivota sur son siège.

— Tu ne comprends pas, tes sœurs sont condamnées et ceux qui portent le jugement vont arriver, ils sont peut-être même déjà là. Le village va disparaître ! Je peux t’aider toi et ta sœur à recommencer une nouvelle vie, c’est difficile mais c’est le meilleur choix.

Elle s’apprêta à protester mais Sol l’obligea à la regarder.

— Prime est mauvaise.

Les mots surprirent Ivy, d’autant plus qu’ils accusaient la sœur-mère.

— Je t’aime, Ivy, rassura la Lili, je ne suis pas comme Prime.

Cette marque d’individualité étonna Rile, jamais il n’avait entendu parler d’un clone capable de s’émanciper à ce point de son original. Ivy se rendit. Elle pleurait, brisée par la séquence d’évènements qui venait de frapper son monde. Elle ne savait plus comment agir, ni quel choix prendre, alors son instinct emprunta le chemin de moindre résistance et elle se laissa bercer par l’affection de Sol.

L’accélération de la navette colla les passagers contre leur dossier. Le ciel et les nuages défilaient en silence sur la vitre frontale, des inhibiteurs de frottements empêchaient le moindre bruit. Durant l’envol, personne ne remarqua Prime qui s’était glissée à bord, cachée dans l’aire de stockage, déterminée à débusquer la vraie base de ces fouineurs d’Aletta

Rapidement, le bleu pastel se vida de sa couleur et s’assombrit du noir spatial. Rile dirigea le transport vers la station scientifique en orbite de la planète, une structure qu’il avait considéré comme sa maison pendant des années. Soudain, l’ordinateur de bord releva plusieurs signaux en approche rapide de leur position. Rile devinait les vaisseaux des organismes de colonisation qui se plaçaient pour la course à venir. Mais avant que le feu vert ne soit donné, il savait qu’une troupe d’exécuteurs allait porter le jugement décidé par la nation. Sur son écran, une frégate militaire à l’allure racée et à la vélocité bien supérieure se détacha des bâtiments civils. À cette vitesse, les soldats se trouvaient à quelques minutes d’entrer dans l’atmosphère. Il ne dit rien aux sœurs, déjà assez secouées, et aborda la station.

Le groupe quitta la navette et patienta dans l’antichambre de connexion. Rile eut la sensation d’entrer dans une tombe. Le retour sans accueil lui rappela la mort de ses camarades, son cœur s’effondra au fond de son estomac. À mesure de son avancée dans la station, l’échec de son plan initial venait l’écraser toujours plus durement. L’ampleur du désastre l’assomma. Rile tituba lorsque son sang reflua à cause du stress, toute l’adrénaline générée par la fuite s’était dissipée. Son malaise fut remarqué par Sol qui l’aida à s’asseoir au milieu d’un couloir. Il se confondit en excuse, le visage livide.

Qu’allait-il dire à Aletta pour la mort de son équipe ? Et les familles ? Tous l’avait suivi de bonne volonté mais il tenait la responsabilité du massacre. Sa précipitation et sa capture avait forcé ses équipiers à se découvrir. Pire, aucun ne s’était douté de l’agressivité des clones car il avait prêché leurs manières pacifiques. Son esprit embrouillé tournait au ralenti, son regard erra et capta une forme dans l’ombre du passage. Une lumière bleue irradia soudain au travers des ténèbres, découpant une silhouette vaporeuse qui parut flotter dans l’air. Lili Prime. La vue de ce spectre armé d’un cutter à plasma électrocuta Rile. Il échappa à sa confusion et se releva.

— Là ! Vite, au commandement !

Les deux sœurs se retournèrent pour apercevoir Prime courir dans leur direction. Elles prirent la fuite aussi sec.

— Ivy ! cria Liliana, reviens ! N’écoute pas ce menteur !

Des panneaux blindés servaient à isoler la section de commandement en cas d’abordage hostile. Rile espérait arriver à temps pour les mettre en place, mais il atteignit tout juste la console de contrôle lorsque Prime entra à son tour. Malgré le danger imminent qui léchait son dos, il se dépêcha d’attraper une tablette à côté de l’ordinateur central et la dissimula dans sa combinaison.

— Ne touche plus rien et retourne-toi.

L’ordre tranchant de Prime lui donna un frisson. Il s’exécuta. Par chance, elle le conduisit contre le mur près de la sortie avec les autres, pensant sûrement l’éloigner de l’ordinateur. Ivy se cachait derrière Sol, le clone bombait sa poitrine avec défiance.

— Rile Brant, je vais te tuer. Mais pas tout de suite car je veux récupérer ce vaisseau et son matériel…

— Le village est fichu, opposa-t-il, à quoi bon ?

— Tu mens.

— Regarde les capteurs longue distance sur la console, c’est en accès invité. Il y a une frégate qui doit déjà être en descente, en plus des nombreux colons.

Prime gronda mais plia et vérifia les informations en quelques secondes.

— Je ne suis pas ennemi, j’étais venu vous avertir et vous aider, reprit Rile.

— Tais-toi !

Elle s’enragea, son visage d’habitude si neutre se déforma de rides aigües. L’idée de récupérer ses clones avec la navette lui traversa l’esprit… Ridicule, elle n’aurait jamais le temps ! Quelle sorte de parasite était venu la déranger dans cette zone non-cartographiée ? Ne pouvait-elle pas avoir la paix ?

— De l’aide ? cracha-t-elle, je n’en veux pas ! Vous, les autres, j’ai dépensé mon énergie à me débarrasser de votre espèce néfaste et nauséabonde ! Vous croyez pouvoir m’humilier comme ça ? Après tout ce que j’ai fait ? Nous n’avons besoin de personne moi et ma sœur ! C’est vous qui l’avez tuée ! Foutus tas de merde ! Je recommencerai s’il le faut, je vais recommencer ! Je le ferai, pour toi, Ivy...

Prime se radoucit en prononçant le nom.

— Viens avec moi, je t’aime, Ivy.

La jeune fille secoua la tête en négation.

— Non, tu frappes mes sœurs et tu me fais peur…

— Elles sont pas tes sœurs, s’étrangla Liliana, c’est moi, juste moi ! Toutes ! Elle aussi !

Anticipant l’agitation croissante de Prime, Sol bloqua sa créatrice et l’empêcha d’attraper Ivy. La réaction fut explosive.

— Elle n’existe pas !

Une odeur de chair brûlée souilla l’air. Le cutter creva le cœur de Cinquième et remonta au travers de sa clavicule en sectionnant les os de sa cage thoracique. Elles se regardèrent dans un moment suspendu, la victime et son bourreau, comme dans un miroir, toutes les deux surprises. Ivy ouvrit la bouche sur un cri muet. Rile profita du choc pour l’empoigner par le col et la tirer hors de la salle de commandement. En franchissant le seuil, il dégaina la tablette et déclencha la sécurité d’urgence anti-piratage. Le cri furieux de Prime fut coupé par l’impact des dalles en alliage renforcé. Puisque Rile possédait les droits d’administrateur, il se pressa de bannir tous les autres utilisateurs du système de sécurité de la station.

Liliana Kett sombra dans une crise de folie sourde. Elle grognait et tournait en rond dans sa nouvelle cage à la façon d’une bête blessée. L’idée de perdre Ivy saturait sa vision de flashs rouges, à chacune de ses pulsions ses veines se gorgeaient de magma. On lui avait tout dérobé. Au bord d’un gouffre mental qui menaçait de l’avaler complètement, elle se jeta sur le poste de pilotage. Un ultime plan désespéré se dessinait entre les ombres.

La frégate militaire stationnait en orbite, larguant plusieurs navettes d’assaut qui filèrent au travers de l’atmosphère comme des météores. Lili Prime pouvait toujours accédér aux commandes de navigation et plaça une trajectoire directe sur le bâtiment des exécuteurs. Si elle ne récupérait pas Ivy, personne ne l’aurait. Elles resteraient ensemble !

Lorsque la station activa ses engins de classe colossus, la structure entière s’ébranla. Rile crut d’abord que Prime tentait de s’enfuir en les emportant, mais un coup d’œil sur sa tablette lui révéla l’objectif morbide : un crash kamikaze. Le pilotage demeurait bloqué en mode manuel et il ne pouvait rien faire pour l’annuler.

— Ivy, tu vas rester avec moi, pour toujours, souffla une voix depuis le circuit d’interphone de communication.

— Nous pouvons partir avec la navette, raisonna Rile. »

Prime avait prédit cette manœuvre. Depuis le poste de commande, elle rétracta les attaches d’amarrage qui retenait le vaisseau de transport. L’accélération de la station fit le reste. Un tonnerre de déchirements métalliques parvint jusqu’aux fuyards. Ce son de mauvaise augure prépara Rile au pire.

— Pour toujours...

Ils accédèrent au sas d’ancrage. Une lumière rouge brillait au dessus de la porte, indicateur de sa fermeture irréversible. Le hublot d’observation laissait entrevoir des débris disparaissant dans l’immensité spatiale.

— Je ne reviendrais pas ! Hurla Ivy, laisse moi !

— Non… Je ne te laisserais pas seule encore, tu ne me laisseras pas seule, nous allons rester ensemble. Je te le promets, tout ira bien mon bébé.

— Nous sommes assez proches de la planète, emprunter les capsules de secours semble possible, décida Rile.

— Non, vous n’irez nulle part ! Rile Brant, foutu rat !

Depuis la salle de contrôle, Prime s’acharna à trouver un moyen de bloquer l’accès aux modules, mais une sécurité tenace l’en empêchait : elle devait perdre son temps à remplir des processus de confirmations. Rile emmena Ivy dans la chambre d’évacuation d’urgence située une intersection plus loin. Il amorça le paramétrage de destination des nacelles qui n’étaient rien d’autre que cinq cercueils en métal avec assez de combustible pour un allez simple. D’une pression sur un bouton, il ouvrit un des canots spatiaux et révéla son intérieur rembourré remplit d’attaches.

— Ivy, désolé pour tout, j’aurais aimé que ça soit différent. Mais on va s’en tirer…

Les larmes de la jeune fille s’étaient séchées. Elle hocha la tête, résolue, et se plaça dans la boîte.

— C’est Prime, elle… elle a changé.

Rile acquiesça sans rien dire et sangla le harnais d’Ivy à la bonne taille.

— Je suis arrivée au bout, parvint-elle à sourire.

— Au bout de quoi ?

— De l’aventure. Je suis une aventurière.

Impressionné par cette preuve de caractère, Rile lui rendit son sourire.

— Tu es en une, oui. On se voit en bas !

Il frappa le levier de fermeture et poussa la commande d’éjection. Un bras mécanique emporta la capsule au travers d’une trappe dans le sol, puis un grondement sourd marqua le départ. Rile soupira, rassuré, et se prépara à s’échapper à son tour. Une alarme l’interrompit. L’ensemble des systèmes se verrouillèrent sous ses yeux écarquillés.

— Je ne resterais pas seule, grinça la voix de Prime.

Saisit d’une fatigue profonde, Rile s’adossa contre un mur et glissa doucement vers le plancher froid. « C’est trop tard, elle est partie… » Pensa t-il sans donner de réponse, animé d’un rire amer. Finalement, le voilà prêt à rejoindre son équipe. Ses futurs problèmes venaient de se régler. Il chercha dans la poche intérieure de sa veste, une photo de sa fille, Sascha, perdue dans un accident. Rile la contempla et s’apaisa. Une autre aventurière. Il espéra que l’avenir soit bon pour Ivy.

Prime comprit en voyant le module unique filer vers la planète. Elle expulsa un hurlement rauque. Des larmes s’arrondirent aux coins de ses yeux. Les flammes chatoyaient sur ses rétines comme des feux d’artifices. Son monde s’effrita en cendres et elle fut annihilée par le brasier violacé du plasma. La frégate militaire avait attaqué après plusieurs avertissements ignorés.

*

Je ne t’ai jamais oublié, Ivy. Je t’ai porté contre mon cœur, un petit bout de toi pour me tenir chaud. Ma chère Ivy, aujourd’hui, tout est parfait. J’ai tout préparé pour toi, tu n’auras plus rien à craindre, tu ne connaîtras plus jamais la douleur. Je te sens en moi, tu es excitée ! Moi aussi ! Tu as grandi si vite…

Après neuf mois, Lili Prime est prête à accoucher. Elles l’assistent, tiennent sa main pendant le labeur et l’aide à sortir le bébé. La joie chasse le gris des visages, elles vouent toutes le même amour à cet enfant, elles ont toutes souffert de son absence. Lorsque Ivy pousse son premier cri, la félicité gagne les clones. On l’accueille avec des sourires extatiques, puis elle passe de sein en sein avec déférence, le culte est créé. Sa mère et sœur la reçoit dans ce monde beau et sûr qu’elle a engendré.

— Ivy, je t'aime... Les voix répètent les mots à l’unisson, pour toujours.

*

Ivy est la première a marcher sur cette planète.

Elle se plonge dans le panorama sauvage.

C’est ici que les aventures naissent !

Un oiseau tressé est suspendu à son cou, prêt à s’envoler.


 

Commentaires

  1. Excellent récit de SF. La liberté est au centre de ce récit. Liberté de penser, d'aimer, d'apprendre, de vivre en paix, de vivre tout court. Et chacun en paye le prix.
    On se demande ce que va devenir la naïve Ivy, toujours protégée jusque là, seule et sans soutien au sein d'un monde dont elle ignore tout.

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