Aliénation

Photo by Denny Müller on Unsplash


Aliénation


 L'éveil

Je suis soumis à une langueur doucereuse. Je ne me souviens plus pourquoi. Les autres me tournent autour, sans oser me toucher, ils m'observent comme une curiosité, une attraction intrigante et inquiétante. Ce n'est pas plus mal. Avant, j'étais celui qui recevait la curée dès que quelque chose allait mal, ils me battaient jusqu'au sang, parfois même me mordaient sauvagement. Ce répit me permet de faire une découverte frappante : mes congénères sont tous tatoués sur le côté de la tête. Impossible de me rappeler si cela a toujours été ainsi ? Les marques sont dénuées de signification ; dKO, fe ou fefe. La nausée m'emporte et je perds conscience sur le sol froid.

Remis d'aplomb par le sommeil, je parcours la pièce aux murs lisses, préférant rester dans les coins afin d'éviter le regard des autres. Je me sens si différent, je ne saurais expliquer pourquoi ni comment, mais je vois des choses. J'entends par là que ma compréhension s'est accrue. Premièrement, par la réalisation que nous sommes de façon évidente dans un piège ou une prison. Ensuite, que mes semblables, inconscients, vivotent sans même y prêter attention. Au moment même ou j'y pense, ils s'affrontent encore dans un pugilat sans fin. Je détourne le regard pour en contempler un autre manger ses propres déjections, dans l'ombre. Un fou. Ils me dégoûtent. Pourquoi l'absurdité de cette situation m'est-elle claire à présent ? Je ne sais pas ce que l'on m'a fait.
 

Xbp1-3

Récemment, un nouveau est arrivé dans la cellule, échangé contre deux fe emportés par les geôliers. Il souffre et tente de contrôler sa respiration pour limiter la douleur. Des fils noirs parcourent l'arrière de son crâne. Son tatouage indique Xbp1-3. Je m'approche de lui, le regarde de biais alors qu'il peine à garder les yeux ouverts. Un éclat dans son regard m'interpelle. Il me jauge. Je m'empresse de chasser les observateurs abrutis, en particulier un dKO agressif que je mate avec brutalité. Ma force a grandi, mes réflexes également. Les autres fuient sans demander leur reste.
 

Xbp1-3 récupère rapidement, comme moi. Il est conscient et capable de communiquer. Contrairement à nos congénères, il ne cherche pas le conflit mais la compréhension. C'est un soulagement de trouver un égal. Pour lui, nous sommes effectivement détenus, nous échangeons sans y trouver un pourquoi satisfaisant. Il me fait remarquer que je suis tatoué, Xbp1-1. Nous devisons des plans d'évasions... Une cause vaine car il n'y a aucune issue, les murs de la cellule s'étirent jusqu'au ciel et les geôliers fondent de nulle part pour nous enlever à leur bon vouloir. Leur pouvoir paraît sans commune mesure.
 

Tant-en-un

Cette fois, les geôliers sont venus pour Xbp1-3 et moi. Nous n'avons pas lutté, cela n'aurait engendré que du regret. J'ai vu les idiots de dKo tenter de se défendre, se faire attraper à la gorge et couiner comme des minables. Lorsque nous sommes dans les airs aux mains de nos ravisseurs, je prends conscience de l'immensité de notre prison, un dédale monstrueux de cellules placées les unes à côté des autres. Je me sens insignifiant, désemparé face à la structure aberrante.

Des Xbp1 peuplent notre nouveau compartiment, une nette amélioration après la cohabitation avec les autres sauvages. Le plus impressionnant d'entre eux est Tant-en-un. C'est un ancien, il dit avoir parcouru les cellules depuis cinq générations. Il nous conte un récit pour le moins sordide...

« Maintenant que vous êtes regroupés, les geôliers vont vous lâcher dans le labyrinthe et ses pièges. Je l'ai enduré moi-même quand j'étais une jeune tête comme vous ! Mais ce n'est rien en comparaison de ce qui vient après. Ce souvenir est gravé dans ma vieille caboche et pourrit mon existence de sa saveur putride... Ils vous emmèneront dans une autre cellule, la dernière, aux murs invisibles mais bien réels, et un par un ils vous jetteront dans une petite chambre. Une souffrance abominable vous sciera les tripes jusqu'à la mort, vous en crèverez en gigotant dans votre merde. Ensuite, vous serez retournés de l'intérieur vers l'extérieur et disloqués en morceaux. Je me suis imprégné de chaque détail inimaginable avec une fascination morbide, jusqu'à ce qu'ils vous prennent la cervelle et jettent votre crâne évidé avec les autres sur un pilier d'os, de chair et de sang.

Et pour une raison qui me tourmente, alors que j'étais le dernier au fond de la cellule, alors que j’attendais mon tour, ils m'ont ramené ici. Depuis, je vois passer chaque génération qui ne revient jamais. »

Tant-en-un dispose de facultés bien au-delà des autres, il sait et perçoit. Je m'abreuve de ses connaissances mais son caractère fataliste use ma patience. À force de rester avec lui, je remarque qu'il boite malgré ses efforts pour le dissimuler. Je dois longuement insister avant qu'il ne cède, courroucé, à une nouvelle histoire.

« Je vois bien, j'étais comme toi, tête jeune. Tu crois qu'il existe une solution, un remède ? Bien sûr que j'ai essayé de m'échapper ! À la seconde génération de Xbp1, les geôliers m'ont renvoyé dans le labyrinthe, et j'ai trouvé une faille, un trou, un passage que je n'aurais pas dû emprunter, qui m'a conduit quelque part, dans une strate sombre et inférieure, loin du ciel. Mais j'ai chu et me suis brisé l'os, ils m'ont alors retrouvé et depuis je moisis ici. Non, il n'y a aucun moyen de partir, tête jeune. »

L'ancien a donc perdu sa chance. Il suinte l'amertume et souhaite condamner tous les autres avec lui. Je ne compte pas rester ici.
 

Le labyrinthe

Je m'élance dans l'inconnu. Des tunnels se séparent dans les ténèbres, étroits, secs et râpeux. J'explore, les sens aux aguets. Empruntant un énième détour, me voilà dans un passage plus large. Un kaléidoscope de lumières brille sur les côtés. Fasciné par l'éclairage, je ne prête pas attention à la sonnerie qui retentit. Comme pour punir ma distraction, une violente décharge me traverse, le choc me fait bondir ! Je bats en retraite au plus vite et jette un regard de loin. Le son s'est arrêté. Je m'approche et ça recommence. Anticipant le piège, je recule. Après un long silence, je me précipite mais une nouvelle décharge frappe l'allée, m'envoyant contre une paroi ! Les muscles serrés par la douleur, j'entends le bruit s'élever encore mais je n'arrive plus à bouger. À la fin du son, rien ne se produit. Mon esprit étourdi essaye d'organiser une logique dans les événements... Les lumières, elles, elles changent ! Le bruit n'est qu'un leurre. À force de patience, je retrouve la séquence lumineuse qui m'a épargné et traverse sans encombre. D'autres épreuves, toutes basées sur l'observation, s'enchaînent, mais les solutions me paraissent maintenant évidentes.

Je redoute la fin du labyrinthe, l'histoire de Tant-en-un enracinée dans ma tête. Une faille ? Je cherche mais je ne vois rien. Au bout d'un boyau sans issue apparente s'ouvre une trappe accessible par une longue montée, inondée de lumière blanche : la sortie. Lorsque je m'engage, je détecte un renfoncement sur le côté de la pente, je n'y aurais jamais prêté attention sans inspecter activement pour une alternative. Je me glisse dans le canal et me contorsionne pour ramper dans un tuyau étroit, sans possibilité de faire marche arrière.
 

Algernon

La lumière est absente des strates inférieures. J'ignore où je me trouve. Après mon évasion, les geôliers ont arraché jusqu'aux murs pour tenter de me rattraper. Je me suis alors terré dans une conduite encombrée de fils et de câbles en espérant le calme. À présent, j'erre dans les ombres, guidé par des grattements, des vibrations, je me perds. Succédant à la peur, arrivent la faim et l'épuisement. Pourtant je ne peux me résoudre à m'arrêter, il faut que je descende toujours plus profondément, loin des geôliers.
Je découvre de nouvelles places, noires et humides, rassurantes après avoir vécu si exposé. L'exploration de ces terres inconnues soulève plusieurs questions au sujet de mon univers. Est-ce l'extérieur de la prison ? Suis-je toujours sur le territoire des geôliers ? En absence de référence, le doute constitue l'unique constante de mes réflexions. Je ne sais combien de temps mon voyage halluciné dure, mais mon corps s'arrête de lui-même et s'affaisse contre une paroi. Un bruit de course m'enlève à la torpeur. Invisible dans la pénombre, une silhouette me percute de plein fouet et grogne. Avant qu'un conflit n'éclate, je m'identifie. Il ricane lorsqu'il comprend que je suis un Xbp1, tout comme lui.

En partageant le chemin, il m'explique que j'ai besoin d'un nom. Un concept que j'avais abordé avec Tant-en-un sans en saisir l'utilité. Il se présente comme Dashurin, un rôdeur très bavard. Je suis le bienvenu dans sa communauté. La colonie est construite dans un renfoncement, au long d'une canalisation chaude recouverte d'une mousse grise. L'introduction au groupe se déroule sous une foule de regards attentifs et curieux. Cet endroit sera donc ma nouvelle maison ? En détaillant les lieux je ne peux m'empêcher de ressentir un malaise. Est-ce donc ça, la liberté ? Au fond, ma conscience me persuade d'avoir quitté une prison pour une autre. Mais pour le moment, je repousse cette pensée et mon nom naît enfin comme une évidence.

Commentaires

  1. Voici un récit assez glaçant dont la chute amène une réflexion intéressante : où que l'on soit, ne se retrouve-t-on pas toujours dans une sorte de prison ?
    L'histoire est bien menée, débute par und action qui engendre des questions : qui sont ces captifs qui semblent soumis à des expériences ? Qui sont leurs geôliers ? Peu importe. L'enfermement, l'espoir d'évasion, la conquête de la liberté et l'intégration d'une autre communauté sont des thèmes récurrents en SF. Ne manque plus que le retour vers les niveaux des prisons et la vengeance. Mais adviendra-t-elle ?
    Un bon récit.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire