La Citéraine ; Partie 1

 

Illustration : Jonone

La Citéraine, partie 1

La décharge s'enfonçait dans les galeries supérieures de la Citéraine. Personne ne se rappelait exactement son origine, mais elle existait depuis la création de la ville et continuait de croître depuis les tunnels menant à la surface. C'était un endroit sauvage. Une épaisse couche de détritus tapissait le sol d'un humus à l'odeur d'oxyde et de cuivre, régulièrement crevée par les arceaux métalliques des épaves. Les structures décharnées de ce qui avait été se dressaient comme les arbres d'une jungle, couvertes par des lianes de câbles multicolores, et créaient des méandres humides au plus profond de la terre. Une paix trompeuse régnait dans l'obscurité de ce labyrinthe. La décharge respirait. Elle pouvait soudain s'animer et évoluer au gré d'un effondrement, créant ou détruisant des passages, ouvrant parfois de nouvelles sections jamais observées auparavant.

Sous les arcades de fer, Ézo parcourait le dédale à la recherche de quelque chose à manger. Il ne s'aventurait jamais trop loin de son refuge et s'orientait grâce à différents points de repère. Avec le temps, un explorateur expérimenté pouvait identifier les galeries fréquentables et éviter les instables. Au détour d'une allée commune, Ézo déboucha sur un abondant champ de mousse. C'était l'un de ses endroits préférés. La plante bioluminescente proliférait sur toutes les surfaces et enfermait l'antre dans un cocon doré. Une senteur fraîche, unique à ces lieux, apaisait les poumons souvent irrités par les émanations acides de la décharge. Ézo sourit et ferma les yeux, caressant du bout des doigts les parois douces avant d'en saisir une poignée. Les morceaux touffus brillaient comme des pierres précieuses au creux de sa paume. Il apprécia leur moelleux du pouce, synonyme d'une maturité parfaite, puis entama sa collecte. Cela compléterait de façon exquise les champignons et les rats prévus pour son repas.

Il estima sa cueillette achevée lorsque sa sacoche en cuir fut pleine à craquer. Peu pressé, Ézo décida de s'enivrer plus longtemps de la beauté de son petit paradis. Il s'approcha d'une mare formée par un écoulement continu du plafond. L'eau trouble laissait entrevoir des poissons blancs tournoyer en rasant la vase du fond. Ézo saupoudra des fragments de mousse à la surface du bassin et les fretins se jetèrent sur la nourriture. La pêche viendrait plus tard. Posé en tailleur sur le sol blond, son menton appuyé sur ses mains, il contempla les ondes propager la lueur dorée dans les profondeurs. Les éclats dispersés entre les ombres de l'étang se reflétaient comme autant d'étoiles sur ses yeux rêveurs. Il dodelina de la tête, presque hypnotisé, quand un bruit le tira hors de sa transe. Quelque chose était tombé par terre. Du métal contre du métal.

Ézo se leva d'un bond et pivota dans la direction du son. Une silhouette se tenait à l'orée des ténèbres, juste à l'entrée de la caverne, et l'observait. Malgré l'illumination partielle des bancs de mousse, Ézo ne parvenait pas à comprendre ce qu'il voyait, alors il s'approcha lestement. La présence réagit en accomplissant quelques pas hasardeux sur le côté. Elle trébucha et se rattrapa contre un bloc de carcasses compactées, une main crispée sur son flanc. Une autre pile de déchets s'écrasa dans un fracas d'acier. Ézo s'arrêta net et leva les bras en signe d'apaisement.

"- Fais attention ou la décharge va nous tomber dessus !"

Elle redressa brusquement la tête, révélant son visage à la lumière. Le reste de son corps demeurait obscurci. Ses traits féminins étaient plus élancés que ceux d'une humaine, avec des joues creusées, un front très haut ainsi qu'un nez étroit et plat. Des sourcils fins, presque invisibles sur sa peau diaphane, s'étiraient le long d'yeux en amande entièrement noirs. Ses oreilles allongées et pointues confirmaient ses ascendances étrangères.

Ézo n'osa plus parler, fasciné par l'être qui lui faisait face. La femme émergea des ombres, son expression froissée par la colère. Elle était grande, deux mètres au moins, et racée. L'avancée menaçante réveilla Ézo qui recula avec prudence. Totalement exposée, l'envergure de l'elfe apparaissait plus féroce encore, mais une blessure sanglante à la hanche la forçait à se courber.

"- Écoute, je suis juste un ramasseur, je vis là, je ne veux pas d'ennuis avec la Citéraine... Heu, tu comprends ce que je dis au moins ?"

Bien qu'elle maintienne une posture agressive, la femme ralentit son approche. Elle sembla jauger la situation et essuya la sueur qui dégoulinait de son visage d'un revers de main. Une trace écarlate resta en travers de sa joue.

"- Tu ne viens pas de la Citéraine ?"

Sa voix basse avait un accent rude sur les syllabes de ses paroles. Parler la langue Universelle lui coûtait.

"- Non... Je suis un rôdeur.

- Moi aussi, finit-elle par admettre.

- Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

- Des voleurs, sacta'oel !"

La colère galvanisa l'elfe pour une seconde. Son juron explosa à la figure d'Ézo qui se sentit gêné et détourna les yeux.

"- Ils..."

Elle coupa sa phrase d'un soupir plaintif.

"- ... Je suis perdue, je ne connais pas cette partie de la décharge. J'ai couru longtemps, je n'ai pas dormi et je n'ai rien mangé ! Je suis si fatiguée... Est-ce que tu peux m'aider ? Je trouverai un moyen de repayer ma dette."

Ézo paniqua et resta muet, submergé par l'ampleur que prenait la situation. Ses contacts se limitaient à faire du troc en périphérie de la Citéraine, des visites très occasionnelles. Le degré d'engagement requis par la supplique de l'elfe lui paraissait vertigineux. Il se fixa sur la blessure de la visiteuse, puis remonta vers sa mine désespérée. L'anxiété l'attrapa à la gorge et il ouvrit la bouche pour reprendre son souffle.

"- Heu... D'accord."

Il eut envie de se mettre une gifle dès l'instant où il prononça les mots.

"- Nemanté, merci, approuva l'elfe en s'inclinant de la tête."

Terrifié par sa décision, Ézo se contenta d'offrir un sourire un peu rigide. Il cacha son malaise en préparant la lampe à cristal attachée autour de son cou. Les mains tremblantes, il finit par trouver la goupille d'activation et l'enclencha. Une lumière bleutée se déversa sur son visage. Il quitta l'antre avec les poches pleines de mousse et une invitée au nom inconnu.


* * *


Ézo avait atteint la moitié de ses trente ans, mais en paraissait moins de vingt-cinq. Son visage demeurait juvénile et incapable de produire une barbe autre que quelques poils épars. Seule une poignée de cheveux blancs sur ses tempes révélait son âge véritable. En contraste à son menton glabre, une épaisse touffe de cheveux noirs cascadait sur ses épaules. Les mèches aux pointes fourchues s'éparpillaient dans toutes les directions, mais parvenaient miraculeusement à rester hors de son front. Son nez était cassé, un peu tordu, souvenir d'un vilain coup.

Il brisa son reflet en plongeant ses mains dans l'eau froide. Le sang coula au fond du liquide en une brume sombre. Après examen, la plaie de l'elfe s'était avérée superficielle. Ézo l'avait assainie avec un peu de cendre de chaude puis rincée, une méthode apprise de son ami Oscar. Un bandage plus tard et la blessée dormait maintenant à poings fermés. Un calme absolu était revenu sur le refuge, au point qu'Ézo en oublierait presque la compagnie de sa visiteuse écroulée sous la tonnelle. Il décida de profiter de sa solitude et de ne surtout pas se retourner vers elle.

La Citéraine se trouvait au fond d'un puits de plusieurs kilomètres de hauteur en contrebas du repaire d'Ézo. La fosse elle-même était si large que la ville apparaissait comme une collection de points lumineux dans la distance. À cette altitude, des sons de basses lointaines remontaient parfois par réverbération, rappelant la présence des habitants. Ézo s'assit sur le rebord de son perchoir et observa les feux de la Citéraine clignoter, ses pieds dans le vide. Derrière lui, les lanternes vertes et bleues du refuge peignaient une mosaïque de lumière tamisée sur la roche. Cette caverne naturelle, plutôt spacieuse, avait été une découverte de Gini. Il se souvenait encore de l'aménagement et de la décoration, des commentaires de la jeune femme sur ses goûts désastreux en matière d'harmonie des couleurs. De bonne grâce, il l'avait laissée faire sans résister et elle s'était excitée comme une artiste. Le résultat lui plaisait.

Ézo se leva, agité par le spectre de la nostalgie qui venait soudain le hanter. Les mémoires heureuses l'enveloppaient d'habitude d'un voile doux, mais cette fois le manque creusa un vide glacé dans sa poitrine. Un trou qui menaçait de siphonner toutes les flammes et de l'abandonner seul, sans raison ni désir, face à l'existence. La crise l'envoya retrouver Oscar. Oscar était une petite créature au pelage bleu, avec quatre pattes aux extrémités blanches ainsi que des oreilles rondes sur le sommet de la tête. Il souriait toujours avec un regard pétillant, plein de bienveillance et de conseils. Ézo attrapa la peluche restée dans son nid personnel pour l'embrasser, puis il la glissa dans l'écharpe qu'il gardait autour du cou. Porté de cette façon, Oscar empêchait les mauvaises pensées de s'enraciner et rassurait son ami en l'encourageant contre les coups de moral.

Les deux compagnons rejoignirent la cuisine située à côté de la tonnelle. Ézo essaya de rester le plus silencieux possible lorsqu'il manipulait ses casseroles, craignant de réveiller l'elfe qui ronflait à même le sol. Il prépara un feu dans une coupe en métal noirci avec un mélange de combustible organique et minéral. Des braises bleuissantes se formèrent au creux de la vasque. Il installa sa marmite. Pendant qu'elle chauffait, Ézo la remplit d'eau filtrée à l'aide d'un module osmotique. Ses aptitudes culinaires étaient l'une des rares choses en lesquelles il savait exceller ; Gini le lui avait souvent dit. Le secret se trouvait dans l'utilisation parcimonieuse du sel, juste assez pour sublimer le goût du rat bouillit, sans noyer les saveurs de la mousse.

Le fumet herbeux, teinté d'une légère odeur d'oignon ne suffit pas à tirer l'elfe de sa torpeur, alors Ézo mangea en compagnie d'Oscar. Il se posa sur un tabouret à quelques mètres de la femme géante et la regarda respirer. La plupart des elfes avaient disparu de la Citéraine et vivaient reclus dans les zones reculées de la décharge. Cela n'empêchait pas les histoires de circuler à leur sujet : sanguinaires et sauvages, ils aimeraient tuer les humains par aigreur, souvent en leur tendant des pièges. Certains allaient jusqu'à dire qu'ils étaient responsables de la majorité des éboulements de la décharge, agissant comme des mauvais esprits.

Des croyances auxquelles Gini s'était toujours opposée. Durant leur période dans les faubourgs de la Citéraine, elle avait loué la gentillesse et la tendresse de ses rares clients elfes. Elle disait que des gens aussi doux en amour ne pouvaient être violents comme on le prétendait. Au contraire, Ézo l'avait souvent protégée de la dépravation de plusieurs de ses courtisans humains. Un sourire amusé retroussa les lèvres de l'ermite. Quand il y réfléchissait, on collait également de vilaines étiquettes sur les ramasseurs comme lui. Rôdeur, barbare, taré, séparé dans son cas car il ne possédait plus de nodule mémoriel, et d'autres appellations moins glorieuses. Le groupe haïssait les gens en marge. C'était ce qui maintenait leur cohésion.

Ézo acheva son ragout, posa son bol sur le sol puis s'étira en faisant craquer ses os. L'heure de l'entraînement avait sonné. Pour survivre dans la décharge, il valait mieux conserver une forme physique convenable, mais Ézo aimait simplement l'exercice. Il avait bâti un parc de barres métalliques pour pratiquer l'escalade et les tractions, en plus d'une collection d'haltères improvisées. Un banc accueillait toujours l'unique spectateur de la séance : Oscar.

Torse-nu, Ézo exhibait une musculature fuselée et possédait la force d'un acrobate. Il progressait dans ses mouvements avec une lenteur maîtrisée, appliquant une tension maximale lors de l'effort. L'éclairage partiel du refuge soulignait les reliefs de son corps sec gonflé par l'afflux du sang. Suspendu à un agrès, il remarqua l'elfe qui reprenait ses esprits, mais prétendit ne pas l'avoir vue. Elle quitta la tonnelle et erra sous la lumière verte, sonnée par sa sieste, une main plongée dans sa tignasse brune.

"- Il reste du ragout dans la cuisine, si tu veux."

L'intervention d'Ézo provoqua un bond de l'elfe qui se tourna vers lui. Elle aperçut enfin l'homme, à l'envers sur des barres parallèles, avec ses jambes pointées vers le plafond. La démonstration l'intrigua et elle continua d'admirer l'immobilité confondante de son hôte. D'un coup, il relâcha sa position pour exécuter une planche parfaite. La faim se rappela à l'elfe au travers des grognements de son estomac. Elle se détacha du numéro et alla sonder les pots au côté du grill encore fumant. Une fois servie, elle rejoignit le banc avec Oscar. Assise trop bas pour sa taille, ses genoux repliés lui remontaient jusqu'à la poitrine. Le bol de soupe disparaissait entre ses doigts immenses ; elle semblait vivre dans une maison de poupée.

Un vent froid commença à souffler sur le camp, une brise qui descendait des conduites loin au-dessus de la Citéraine. Ézo continua de s'exercer, inconscient du changement de température à cause de l'échauffement de son corps. Ce fut les pivotements de tête de l'elfe qui l'alertèrent. Elle se braqua en direction de l'à-pic donnant sur l'extérieur à l'instant où une puissante bourrasque souleva la poussière du sol. Le souffle dressa ses cheveux et l'obligea à se protéger le regard.

"- Oscar ! hurla Ézo d'un ton déchirant."

La peluche décolla sous l'impulsion des rafales. En une seconde, le bras de l'elfe se dressa comme un serpent et attrapa sa proie en plein vol. Elle détaillait l'objet d'un air curieux, tandis qu'Ézo accourait pour le récupérer. Un grondement sourd envahit la caverne, accompagné de courants de plus en plus violents. Les lampes entamèrent une cacophonie lumineuse dans la tempête naissante, rejointes par le bruit des tintements métalliques provenant de la cuisine. Plusieurs vêtements mis à sécher sur une corde se décrochèrent et filèrent en direction du tunnel d'entrée. Ézo se courba vers l'avant pour amortir le tumulte.

"- C'est un ourech ! brailla l'elfe.

"- Viens, il faut aller au nid !"

En de rares occasions, des différences de pression se formaient entre le sommet du puits et les profondeurs, générant des ouragans particulièrement brutaux sur les hauteurs. Plus que le vent lui-même, le danger provenait également du déluge de pièces métalliques charriées par les courants. Le couple s'engagea dans la traversée de la partie exposée du refuge, piqué par une grêle de copeaux, de boulons ou d'autres fragments plus vicieux. Malgré les morsures des frelons de la décharge, ils parvirent au seuil du nid, une chambre installée dans un renfoncement rocheux. Une plaque en acier cogna Ézo qui perdit l'équilibre et roula sur le côté. L'elfe s'accroupit pour réduire sa prise au vent, puis tendit une main vers son compagnon d'infortune. Ils rampèrent ensemble jusqu'à leur havre : un réduit rempli de matelas et de coussins. L'accès du nid fut scellé par Ézo grâce à une porte coulissante aux rails fixés dans la pierre.



* * *


Trois bougies posées dans une alcôve projetaient des ombres tremblantes sur les parois du nid. À défaut d'avoir pu récupérer son pull, Ézo s'était enroulé dans une couverture avec Oscar qui dépassait à son col. L'elfe le regardait de ses yeux à la noirceur obsidienne, son dos voûté sous le plafond bas, visiblement inconfortable dans l'espace confiné de la chambre. Elle aurait pu s'allonger, mais semblait refuser l'appel des oreillers, troublée par la présence de la peluche. À l'extérieur, le vent ne cessait plus de hurler dans une tonalité tantôt sifflée, tantôt sourde.

"- C'est un totem ?"

La voix bourrue de l'elfe fit sursauter Ézo.

"- Quoi ?

- L'objet que tu gardes, c'est un totem ?

- Oscar ? Je ne sais pas, c'est mon ami, c'est tout. Merci beaucoup de l'avoir sauvé... Je ne sais pas ce que je ferai sans lui. Qu'est-ce que tu veux dire par totem, en fait ?

- Les croyances de mon peuple disent que les esprits des morts habitent les possessions chères de leurs proches. On les nomme totems."

L'explication laissa Ézo songeur. Il finit par opiner lentement du menton.

"- Comment tu t'appelles ?

- Lifa. J'aurais dû me présenter plus tôt...

- Et moi je n'ai pas osé demander, admit l'homme en baissant le regard, je suis Ézo.

- Merci pour ton aide et ton hospitalité, elle est très rare ici.

- Ce n'est rien...

- Que veux-tu en échange ?

- Rien, ça ira.

- Mais...

- Rien."

Ézo se coucha sur le flanc et se roula en boule, son attention posée sur le mur derrière l'elfe.

"- Tu peux rester autant de temps que tu veux, déclara-t-il d'un air absent.

- Tu es un humain étrange."

Il se contenta de sourire timidement.

"- Je ne peux pas rester, je dois aller à la Citéraine.

- Pourquoi ? s'étonna Ézo en se redressant à moitié.

- Les voleurs... Ils étaient de la ville, c'étaient des Flècheurs, des chasseurs d'elfes.

- J'ai entendu parler d'eux, on les a toujours évités avec Gini et Oscar. Ils sont dangereux pour tout le monde... Tu veux te venger ?

- Ils ont pris mon nodule de mémoire avant que je ne m'échappe.

- Et alors ? Il n'y a plus rien à partager... Les gens sont juste connectés aux Pères ! Ça ne vaut pas la peine de s'en souvenir. Moi, je garde les mémoires, là, dans ma tête."

Lifa leva ses deux longs bras et se toucha les épaules.

"- Je suis une elfe."

Face au silence perplexe d'Ézo, elle ajouta :

"- J'ai six cent quatre-vingt-huit ans. Je dois rendre mes souvenirs aux enfants de mon peuple.

- Oh..."

Il prit un moment pour intégrer l'information.

"- Six cent quatre-vingt-huit ? Tu as vécu avant ?

- Sous la lune de Véni et le grand soleil, au cœur du Maijdan, là où les cieux pleurent les étoiles."

Les noms n'évoquèrent rien à Ézo, mais chacun d'entre eux illumina l'elfe d'une joie discrète. Elle avait altéré sa voix d'une fluctuation radieuse, presque musicale, et ses yeux projetaient une étincelle qui contenait un monde.

"- Ici, loin du ciel, je dois me souvenir ou mon cœur et mon esprit dépérissent."

Elle avait prononcé la phrase comme un mantra. Cette note sombre refroidit Ézo qui se replia un peu plus sous sa couverture, touché par la détresse de sa compagnie. Comment imaginer le sentiment de perte que devait éprouver Lifa ? Et comment pouvait-elle rester aussi calme ? Il ne songeait pas au nodule en particulier, mais aux siècles de changements, de décadence et de flétrissement de sa condition de vie. Le monde mourait plus vite qu'elle. La seule disparition de Gini, une poussière dans l'éternité, l'avait presque dégoûté de l'envie d'exister. Alors comment acceptait-elle de faire le deuil de l'univers ? Ézo osa contempler Lifa directement pour essayer de mieux la comprendre. Une qualité singulière accrocha son regard. En dépit de ses vêtements en haillons, de la saleté coincée sous ses ongles ou des hématomes qui jaunissaient sa peau, elle possédait une noblesse solaire. Sa dignité forgée par les âges forçait à l'admiration. Sans même s'en rendre compte, Ézo s'inquiétait maintenant pour elle, comme s'ils avaient été amis depuis toujours.

"- Qu'est-ce que tu vas faire ? L'intérieur de la Citéraine est dangereux pour les elfes.

- Je ne suis pas sûre, avoua Lifa, je n'ai pas peur des Flécheurs si je frappe la première.

- Beaucoup te seront hostiles...

- Ce n'est pas un choix à prendre."

Ézo se mordit la langue, il voulait opposer un argument, mais ne voyait aucune parole capable d'entamer ce rempart de détermination. Un long silence tomba entre eux. L'elfe décida de s'étendre sur le dos pour soulager ses jambes. Elle rentrait dans le lit à quelques centimètres près.

"- Il fait froid, prends un peu de couverture, proposa Ézo."

Les deux se blottirent l'un contre l'autre, couverts jusqu'au menton sauf les pieds nus de Lifa qui dépassaient de l'autre côté. Ennuyé par ce détail, Ézo attrapa un drap en boule et le jeta pour compléter la protection. Alors qu'il retournait s'allonger, l'elfe glissa un bras sous sa nuque et l'enveloppa tendrement dans une étreinte. Le rapprochement inattendu engendra une cascade d'émotions chez Ézo qui se statufia.

"- Je ne veux pas te gêner, s'excusa Lifa.

- Je... Ce...

- Nous vivons tous tellement seuls, je pensais que tu aimerais partager un contact. Si ça te dérange...

- Un contact ?

- Juste un contact.

- D'accord, oui..."

Il n'avait pas senti la chaleur d'un corps à ses côtés depuis huit ans et son appréhension fondit au même rythme que ses sentiments. Emportant Oscar avec lui, Ézo s'orienta pour faire face à Lifa. Leurs membres s'emmêlèrent, la peluche coincée entre leur poitrine. Elle ferma les yeux et s'endormit vite, encore épuisée par le contrecoup de sa fuite. Il s'enivra du parfum vanillé qui émanait du cou de l'elfe, se lovant de plus en plus près d'elle. Un sanglot remonta en lui, mais il réussit à le contenir en inspirant lentement la fragrance enivrante. La panique et la surprise se retirèrent pour céder à la sérénité. Dans le noir, aux tréfonds de la terre, il se trouvait seul avec le soleil. Dehors, la tempête hurlait.

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