La Citéraine ; Partie 2

 

Illustration : auteur inconnu

La Citéraine ; Partie 2

La tonnelle s'était effondrée, la cuisine dispersée et plusieurs lampes du refuge gisaient en morceaux. Ézo arpentait les ruines avec un air concerné, cherchant à sauver le matériel qui pouvait encore l'être. Il stocka les pièces à réparer dans des bacs en métal et entassa le reste sur le côté. Assise sur une chaise pliable épargnée par les vents, Lifa terminait le déjeuner avec Oscar sur les genoux.

"- Ça aurait pu être pire, lança Ézo en revenant vers elle, il faudra juste que je trouve quelques extras dans la décharge.

- J'aimerais t'aider mais...

- Tu dois aller à la Citéraine, oui."

L'attitude plus assertive du ramasseur surprit l'elfe ; quelque chose semblait avoir changé en lui.

"- Est-ce que tu sais comment t'y rendre d'ici ?

- Je ne suis pas trop familière de cette partie, mais peut-être que tu pourrais me décrire le chemin ?"

Ézo gloussa.

"- Le décrire ? C'est une route compliquée, je crois que je devrais venir avec toi.

- Non, tu as du travail ici !

- Justement, je pensais échanger quelques trucs là-bas en remplacement, donc ça tombe bien. Ça ne me dérange vraiment pas !"

L'enthousiasme exagéré de l'humain perdit Lifa qui fronça les sourcils. Son expression se relâcha lorsqu'elle comprit. Un sourire fleurit sur ses lèvres.

"- Tu veux seulement m'aider ?

- Oui, avoua Ézo d'une petite voix."

Elle considéra la réponse un instant, se leva et tendit son bras.

"- Alors soyons amis."

Émerveillé par cette simplicité, Ézo empoigna la main offerte sans une hésitation. Il se dépêcha de regrouper ses affaires, ainsi que de la nourriture dans un sac, puis fila vers le nid pour ressortir avec deux longues pèlerines. En rajoutant une écharpe à l'accoutrement, il parvint à dissimuler les traits de Lifa, même si sa taille ne manquerait pas d'attirer l'attention. Le déguisement fonctionnerait au moins de loin pour éviter les ennuis. Grâce à une sangle à sa ceinture, Ézo attacha ensuite Oscar contre son flanc et le cacha sous un pan de sa veste. En empruntant les meilleurs raccourcis, ils parviendraient à la ville en une quinzaine d'heures de marche.

Les gens considéraient la Citéraine comme le cœur de la décharge, bien que personne ne puisse en apporter la preuve ; il s'agissait simplement d'un centrisme typique à l'espèce humaine. Trois secteurs séparaient la citadelle. Le plus distant était les faubourgs, qui s'accumulaient dans les tunnels à la base du grand puits. Au centre se trouvait la Gouttière. Une étendue ouverte où des tentes et des baraques s'entassaient pêle-mêle dans un labyrinthe d'allées torturées. Puis sous cette surface courait la Citéraine elle-même, accessible par différents points d'entrées : publiques ou privés. Elle descendait à une profondeur inconnue et continuait de grandir au besoin des Scribes. Les autorités de la Citéraine se trouvaient en son cœur, sa périphérie sans foi ni loi comptait peu pour elles. Seuls les convois de matériel qui alimentaient les strates privilégiées étaient étroitement surveillés.

Ézo et Lifa pénétrèrent les premières galeries des faubourgs. Des allées assez larges pour permettre le passage de trois à quatre personnes de front constituaient les rares artères principales, alors que des traverses secondaires s'étiraient de part et d'autre du tronc commun. Les premiers quartiers des faubourgs étaient creusés dans le fatras métallique de la décharge. Étriqués, chaotiques, remplis d'une odeur d'huile tiède, ils paraissaient déserts, mais des yeux observaient les voyageurs sous les lumières blêmissantes. Des hommes et des femmes à la peau ravagée d'ulcères causés par des métaux toxiques tremblaient dans les ombres. Ils étaient parfois à peine vêtus et rôdaient d'un tunnel à un autre, espérant attraper une proie facile à dépouiller. La carrure impressionnante des deux ramasseurs força les malheureux charognards à la réserve.

Le ghetto s'arrêtait lorsque la décharge laissait place à des parois de pierre nue. Une frontière tacite, pas toujours pleinement respectée, mais suffisante pour décourager les saccages à grande échelle. Dans le cas contraire, des citoyens de la Citéraine s'unifiaient en milices et rappelaient les règles à ceux qu'ils considéraient comme les rebuts de leur société. Cette partie des faubourgs regroupait des centaines d'habitations troglodytes agglutinées autour de plus grandes caves servant de places pour l'activité publique. Chacun de ces quartiers, appelés cellules, pouvaient abriter entre trente à trois cents têtes. Elles collaboraient, échangeaient ou s'opposaient les unes aux autres, formant une communauté disparate en constante ébullition.

Malgré le temps passé à l'extérieur, Ézo retrouva vite son orientation dans les rues qui l'avaient vu grandir et il amena Lifa à l'une des cellules majeures des faubourgs : la Cascabelle. Le nom provenait de la source d'eau pure située dans l'une des caves adjacentes. Elle ruisselait sur plusieurs dénivelés et creusait une série de bassins bordés de quartz. Un pont en fer permettait de franchir le ruisseau au milieu du quartier. À cette heure, les ouvriers terminaient leur quart et revenaient de la Citéraine en grappe : mineurs, champignonnistes, éleveurs, artisans... Tous affluaient en direction des tavernes organisées autour la Cascabelle. Les établissements se disputaient les emplacements près du cours d'eau, et rivalisaient d'ostentation dans l'installation de réseaux de lampions multicolores. Ces lumières bigarrées donnaient un air de fête aux terrasses qui se remplissaient à vue d’œil.

Lifa observa la foule avec tant de curiosité que son déguisement faillit être découvert. Remarquant la candeur de l'elfe, Ézo se hâta de lui réajuster sa capuche et son écharpe.

"- Tu es venue à la Citéraine avant ?"

Elle hocha la tête.

"- Oui, il y a un siècle et demi. Cela a beaucoup changé... À l'époque, tout ça n'existait pas. Je ne m'y serais jamais retrouvé.

- Mais tu vis loin ?

- Au sud, dans la décharge profonde. C'est là-bas que les gens de mon peuple se réunissent. Je me suis vraiment perdue pour arriver chez toi...

- Moi je suis né juste un peu plus loin, dans la Gouttière. Puis je travaillais là-haut."

Ézo pointa un antre de l'autre côté de la place de la Cascabelle. Le bâtiment était fermé par une porte coulissante peinte en noir et seulement éclairé par un néon bleu. Il ne possédait aucune enseigne.

"- Un bordel, précisa-t-il."

Dans les ombres de l'allée principale, ils restèrent à observer les allées et venues des passants. Le style des habitants était cosmopolite. Des hommes en tablier de cuir noirci par la suie côtoyaient des personnages plus aisés en costumes rapiécés, puis il y avait ceux qui disparaissaient sous de longues capes sans attirer l'attention. Un type équipé d'un plastron et d'épaulières en polymère blanc se démarqua. Il portait de multiples bandoulières chargées de poches, ainsi qu'une ceinture bardée d'armes blanches : poignards, haches. Lifa se mit à le suivre du regard.

"- C'est un préfet de la Citéraine, expliqua Ézo, ce n'est pas ce que tu cherches."

L'elfe soupira.

"- Je suis une imbécile. Je ne pensais pas que les choses seraient si différentes. Les humains vont si vite... Je n'ai aucune idée de part où commencer !

- C'est pour ça que je suis venu, l'amie. Je pense savoir à qui demander. Il y a un endroit où je vais à chaque fois que je viens faire du troc et je connais quelques personnes.

- Je ne sais pas comment te remercier..."

Ézo haussa les épaules et indiqua à sa partenaire de le suivre avant de s'enfoncer dans la foule. Derrière son attitude impassible, son cœur s'affolait à l'idée de rendre un service utile. Il retrouvait soudain l'envie d'accomplir des choses après des années passées à survivre.




* * *




La densité de population était plus élevée encore dans la Gouttière. Des ruelles étroites sinuaient entre des immeubles en métal de deux ou trois étages, parfois couvertes d'arches qui servaient de ponts entre les structures. Le sol en roche friable s'éclatait sur de nombreux nids-de-poule à force du passage des pousse-pousse et des colporteurs surchargés. Cette usure provoquée par l'activité menaçait même certains bâtiments aux façades voilées, ajoutant au désordre de la ville construite sans la moindre considération pour l'urbanisme. Un mélange de tubes néon aux tonalités fluos et de vieilles lampes à huile assurait l'éclairage. Le résultat offrait un contraste entre des sections aux couleurs éthérées et des allées noyées d'ombres.

Le lieu mentionné par Ézo était un carrefour servant de place marchande. Une horde de chariots occupait jusqu'au dernier mètre carré de l'agora. Ils se collaient les uns aux autres de façon à ne laisser que d'étroits sentiers praticables. Un flux serré de clients circulait d'étals en étals, assailli par des harangues toujours plus invasives sur la qualité des produits. Il n'était pas rare de voir quelques bousculades ou insultes fuser à l'encontre des commerçants inépuisables. Lifa affrontait le tumulte en crevant la foule de sa stature de géante, ébahie par la frénésie qui se déchaînait autour d'elle, mais également intriguée par la diversité de ce que l'on pouvait trouver : des plantes et racines séchées aux odeurs capiteuses, vendues en rameaux sur des cordelettes, des minerais bruts encore accrochés à la pierre, des outils, des armes de fabrications artisanales, vilaines cependant efficaces, des pièces électroniques de récupération, des frusques et des bottes raccommodées. Tout un monde d'abondance et de miracles en comparaison de sa vie ascétique dans la décharge.

Une clairière apparut au centre de la cohue, un espace où l'on pouvait s'installer pour manger à différentes terrasses. Retranchés derrière leurs chariots, plusieurs cuisiniers ambulants entretenaient d'énormes marmites et préparaient leurs grills pour les commandes à venir. En dépit de la folie environnante, ce secteur demeurait plus clairsemé, se présentant comme une oasis à l'odeur de friture. Ézo choisit de se poser directement à l'un des comptoirs, imité par l'elfe. Le tenancier de la gargote était un vieillard avec une couronne de cheveux sur sa tête chauve. Il avait un œil blanc à la pupille minuscule et fixe, mort. Un sourire heureux ourla ses lèvres lorsqu'il reconnut Ézo.

"- En voilà une surprise ! s'exclama-t-il en essuyant ses mains sur son tablier.

- Je ne raterai jamais la chance de goûter aux meilleures brochettes de la Gouttière.

- Les meilleures sur ce carré, mon garçon, soyons modestes ! L'habituel ?

- Oui.

- Et ton amie ?"

Il se pencha pour essayer de mieux distinguer le visage de Lifa.

"- La même, l'interrompit Ézo, avec deux sirops.

- Tout de suite."

Le sirop était la boisson emblématique de la Citéraine. Sa composition variait d'un troquet à un autre, mais il s'agissait principalement de mélasse et d'alcool plus ou moins dilué. Des éléments plus exotiques s'y ajoutaient parfois, comme des champignons broyés ou du sel. Lifa goûta à la mixture du bout de la langue. La saveur légèrement sucrée ainsi que la qualité du cocktail furent une surprise agréable à son palais.

Quand le tenancier revint avec deux gamelles remplies de brochettes de poulpe des profondeurs, Ézo déposa une poignée de composants électroniques devant lui et la poussa en direction du vieux.

"- C'est un peu beaucoup, remarqua le cuisinier.

- J'ai une question, Gamon.

- Oh... Une question... Bah, allez, raconte !

- Je cherche des Flécheurs."

L'expression de Gamon se durcit sur l'instant. Il darda son unique oeil sur l'elfe qui faisait mine de regarder ailleurs. En reportant son attention sur Ézo, ses traits rigides se brisèrent.

"- Dans quoi tu es allé te foutre, garçon ? Des Flécheurs ? La vie n'est pas assez dure comme ça ?

- C'est une affaire à régler, rien de plus.

- Un compte à régler, tu veux dire. Ça n'en vaut pas la peine, ces types-là sont cramés !

- Je veux récupérer ce qu'ils m'ont pris, intervint Lifa."

Elle écarta son écharpe pour révéler discrètement sa nature et Gamon secoua la tête.

"- J'avais deviné. Écoute, l'elfe, je n'ai rien contre les tiens, mais n'emporte pas Ézo dans tes problèmes.

- C'est ma décision, c'est mon amie, rétorqua le ramasseur qui rougissait."

Un long râle frustré quitta la bouche du vieillard.

"- Gini aurait dit non à une bêtise comme ça ! Elle te mettait du plomb dans le crâne la petite...

- Dis-moi juste si tu connais un endroit où on peut trouver les Flécheurs.

- Maudit borné, il soupira encore, je t'aurais averti. Du côté de la Descente Est, il y a un club appelé le Terminus. On raconte qu'ils font souvent la bringue là-bas en foutant le bordel...

- Merci !

- Bah... Fais-moi une faveur : allez manger à l'arrière avant qu'on ne la voit, elle."

Ézo se plia de bonne grâce à la proposition et invita Lifa à rejoindre une paire de tabourets coincés contre la tenture de l'échoppe. Dos aux éventuels clients, ils purent manger sans risque de se faire remarquer. La chair du poulpe en brochette était frite, mais demeurait tendre, relevée par une sauce piquante. Transporté par la faim et le régal qu'apportait la nourriture, le couple resta silencieux un moment.

"- Ne te sens pas obligé de venir, souffla l'elfe à voix basse.

- Il faut bien que je t'indique ce club, sinon ça ne sert à rien.

- Je pense que je peux m'y retrouver maintenant."

Un grognement négatif répondit à l'affirmation.

"- Ézo... Ton ami a raison, je ne veux pas que tu subisses mes problèmes.

- Tu as dis qu'on était amis.

- C'est pour ça que je ne veux pas qu'il t'arrive de mauvaises choses à cause de moi."

Il reposa sa brochette d'un air agacé.

"- La mauvaise chose serait de te laisser partir seule. Gamon a tort : Gini nous aiderait, elle avait un cœur immense.

- Qui est Gini ?

- Nous étions amoureux, depuis tout petits..."

La phrase se suspendit. Il tirait Oscar hors de sa cachette pour le tenir devant lui.

"- Elle a fait ça. Je ne me faisais pas beaucoup d'amis quand j'étais enfant, alors elle voulait que quelqu'un soit toujours avec moi.

- Elle devait être une personne magnifique.

- Oui..."

Il sourit faiblement.

"- Je viendrai avec toi. C'est ce qu'aurait voulu Gini. Elle n'aurait pas voulu que je reste seul. Oscar fait bien son travail, mais... tu comprends ?

- Oui, je comprends. Mais ça sera dangereux et violent.

- Ne t'inquiète pas, je sais bien me défendre."

Lifa lui caressa la joue.

"- Merci. Alors nous resterons ensemble. Humain et elfe, comme dans le passé, il y a longtemps, je te montrerai."

L'histoire intrigua Ézo, mais sa curiosité s'étranglait après avoir senti le toucher de Lifa sur sa peau. Il reprit son repas, affecté par une sensation de légèreté, prêt à combattre le monde si nécessaire.

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