La Citéraine : Partie Finale

 

Illustration : Jack Reeves

La Citéraine : Partie Finale


Le Terminus était une armature métallique de trois étages séparés par des planchers en tôle. Il ne possédait aucun mur extérieur et un flot de musique techno inondait le bloc d'habitations dans lequel il se trouvait. Des stroboscopes découpaient mécaniquement les silhouettes de la foule qui s'agitait sur les différents niveaux. Tout autour de la structure, des balcons permettaient aux fêtards de prendre l'air en fumant du pellud à la pipe, un champignon hallucinogène. Au pied la structure, une petite place illuminée par des spots rouges marquait l'entrée du club. Plusieurs types totalement défoncés traînaient dans l'allée en titubant d'un mur à l'autre, ou allaient s'effondrer dans un recoin.

Bien qu'il n'y ait aucune cloison, le rez-de-chaussée était délimité par des barreaux horizontaux étroits pour éviter les resquilleurs. Deux humains se tenaient au portique, un colosse carré d'épaule et chauve, l'autre râblé aux yeux renfoncés et nerveux. Ézo se présenta le premier. Son apparence de rôdeur déplut immédiatement au plus petit des videurs qui dressa une main en signe de stop.

"- Si tu n'as rien de valeur à échanger, tu dégages.

- Nous voulons seulement discuter."

La phrase provoqua un moment de surprise, puis l'homme courtaud échangea un regard avec son collègue qui haussa les épaules.

"- Casse-toi, on a autre chose à foutre qu'écouter des connards.

- On nous a dit que les Flécheurs sont ici, on voudrait leur parler, continua Ézo sans se démonter."

Lifa s'approcha, son visage invisible sous sa capuche, ses muscles tendus comme des ressorts. Un ricanement secoua le videur.

"- On t'a dit ? Mais écoutez-moi ce débile ! Les Flécheurs t'emmerdent, va te sucer, pauvre cave, caqueta-t-il."

D'une détente, l'elfe balança son long bras contre le visage du garde et l'emporta contre la poutrelle derrière lui. Un choc aigu résonna dans l'acier à l'impact du crâne. Le corps tomba mollement par terre en laissant une traînée humide sur le métal. L'action fut rapide. Le second videur ne comprit l'attaque qu'une fois son collègue au sol. Il décroisa les bras pour agir, mais Lifa lui asséna une gifle. Touché en pleine mâchoire, le type s'écroula raide sur le flanc. Ézo soupira.

"- Dire que je faisais son job avant.

- Je suis désolée... Il n'allait pas nous laisser entrer.

- Franchement, son contact client était terrible.

- Je suis vraiment désolée, je n'ai pas réfléchi. Je ne suis pas comme ça d'habitude. C'est juste que... mon nodule...

- Je sais, la rassura Ézo, mauvaise soirée, allons-y."

Malgré l'arrivée explosive, personne ne remarqua le massacre à l'intérieur. Les gens dansaient, leur corps serré hanche contre hanche, la peau dégoulinante de sueur. Des dizaines de baffles formaient un mur au fond de la piste et crachaient des basses à soulever les poils. Un bar circulaire, illuminé par des rangées de lumières vertes, se dressait au centre de l'action, assailli par la masse en manque de shooters. Avec l'aide de Lifa et sa taille de géante, Ézo se fraya un passage en la poussant devant lui. Ils progressèrent jusqu'à l'escalier en colimaçon menant au second niveau.

Un salon bondé s'offrit à eux. En guise de tables et de chaises, la salle proposait d'énormes bobines de câble vides encerclées par des tabourets en fer. L'air sentait la fumée et l'alcool à brûler, des rires et des cris excités tourbillonnaient au-dessus de la foule et parvenaient à supplanter le tonnerre des basses. Beaucoup de clients s'adonnaient à des parties de cartes aux pots réunissant gemmes ou composante électroniques, concentrés sur les mises en buvant leur sirop à petites gorgées. Un deuxième bar servait les consommations à l'autre bout de l'étage, dos à un balcon chargé de tonnelets. Plus rustique que celui d'en-dessous, il était construit dans un bronze bosselé par l'âge et possédait une patine étonnamment élégante. Contrairement au reste du Terminus, la salle disposait d'un éclairage doux grâce à des lampes-globes de lumière tamisée.

Lifa passa les visages en revue, slalomant entre les tables animées, mais elle ne put reconnaître un de ses agresseurs. La population en présence se composait majoritairement de commerçants de moyenne classe, de types travaillant dans le tertiaire ou de ruffians à la bourse aisée. Une bande de videurs traînait en retrait dans les angles du club. Ézo se tourna vers son amie pour l'interroger du regard et elle secoua la tête. Sans perdre espoir, il se dirigea au comptoir pour attirer l'attention du serveur. Le jeune homme en costume noir, les yeux bouffis par la fatigue, pencha une oreille dans sa direction.

"- Les Flécheurs sont là ?"

Incertain de ce qu'il venait d'entendre, il fit répéter plusieurs fois à Ézo avant de froncer les sourcils.

"- Le troisième étage appartient aux Flécheurs. C'est privé et je te déconseillerai de t'en approcher, mon gars.

- Pourquoi ?

- Ils balancent ceux qu'ils n'aiment pas en bas. J'sais pas ce que t'a en tête mais oublie.

- Merci du conseil."

Accompagné d'un hochement de tête, il glissa quelques transistors dans la main du barman qui le regarda d'un air confus.

"- En haut, annonça Ézo à Lifa en pointant le plafond."

Ils rejoignirent un escalier à limon central bordant une rangée de poutres de soutien. Malgré le chaos ambiant, leur montée fut remarquée par les videurs, mais aucun n'osa intervenir dans ce qu'ils estimèrent être un suicide ou une affaire des plus importantes. Ézo poussa la trappe d'accès, un double battant en acier marqué par un "INTERDIT" en lettres rouges, et entra.


* * *


Le dernier étage du Terminus était presque vide. Agrémenté de divans en cuir usés mais toujours confortables, il baignait dans une ambiance hypnotique et éthérée, éclairé par quatre colonnes transparentes remplies de liquide luminescent bleu et violet. Entre les aquariums à lave, une plateforme surélevée accueillait un groupe de danseuses en body très échancré. Leurs corps voluptueux tourbillonnaient le long de barres verticales au rythme d'une musique électronique lascive, parfaitement synchrones dans leur numéro. Les spectateurs étaient si obnubilés par les courbes des filles que l'arrivée de deux intrus manqua de passer inaperçue. Ce fut d'abord deux gardes qui s'imposèrent devant Ézo pour le questionner avec véhémence.

Le regard de Lifa sauta par-dessus les têtes des plantons, se braquant directement sur les fauteuils du premier rang. Elle avança droit sur sa cible, sans prêter attention aux menaces lancées par les hommes de main des Flécheurs. Lorsqu'elle sentit quelqu'un l'attraper par le bras, elle réagit à l'instinct et pivota pour asséner un crochet. Cueillit sur le bout du menton, le type fut scié et tomba lourdement. Son partenaire passa à l'assaut. Lifa lui asséna une claque simultanée sur chaque oreille. L'impact sur les tympans mit l'homme à genoux et elle l'acheva d'un revers de phalange en plein nez.

La commotion attira l'attention de toute la pièce, y compris des danseuses qui se figèrent pour regarder la scène tête vers le bas. Comme s'il s'agissait d'un exercice de routine, elles glissèrent au sol et s'activèrent de déguerpir. Une fois le champ libre, une clique entière de brutes émergea des ombres de la salle en formant un demi-cercle autour de leurs visiteurs. Encore affalé sur son fauteuil, le chef des Flécheurs jaugea les arrivants d'un air blasé. De carrure athlétique, il portait un gilet déboutonné qui exposait sa poitrine tatouée d'un oeil ouvert sur son pectoral. Son visage était rasé de près et parsemé de piercings avec deux gros écarteurs dans ses joues. Une longue natte regroupait ses cheveux noirs depuis le sommet de son crâne. À sa droite, un homme colossal, bodybuildé à l'excès et cyber-augmenté, observait la scène avec détachement.

"- De la peinture fraîche de pavé, lança le leader alors que quelqu'un coupait la musique, vous voulez montrer vos tronches avant qu'on ne les casse ?"

Ézo rejoignit Lifa pour lui chuchoter :

"- Ce sont eux ?

- Lui, et le grand, oui, je les reconnais.

- D'accord. Et maintenant ?

- Je vais leur demander."

L'elfe se tourna vers le Flécheur puis rabattit son capuchon, s'exposant avec une insolence fière.

"- Rendez-moi mon nodule.

- Ton... nodule..."

Il fronça les sourcils, lentement gagné par la colère, mais encore trop surpris pour l'exprimer.

"- Putain, ça y est, je te reconnais. Tu es la petite salope qui nous a échappé à la dernière chasse. Et tu reviens ici t'offrir ? Une bonne connasse arrogante d'elfe, c'est jour de fête ! Tu n'auras rien, on va te pendre quelque part. Et toi, t'es qui ?"

Ézo ne répondit pas tout de suite.

"- Ho, moi ?

- Oui, toi, con de ramasseur pas très frais.

- Je suis Ézo, il ouvrit l'intérieur de son manteau, et lui c'est Oscar. Je suis venu aider mon amie.

- Ton amie ? Bon, laisse tomber, c'est n'importe quoi."

D'un geste, il ordonna à ses sbires de passer à l'action.

"- Chopez l'elfe en vie, crevez l'autre."

Le réflexe immédiat d'Ézo fut de reculer de quelques pas vers le bar plutôt classieux qui se trouvait à l'entrée. Il tendit sa main en arrière pour ramasser une bouteille et la balança en direction de l'homme le plus proche. Touché en pleine tête, le Flécheur gémit en compressant son front entaillé. Ses camarades se jetèrent sur Ézo, bombardés par un déluge de verres, de shakers puis quelques tabourets. Le premier à arriver fut gratifié d'un coup de pied frontal dans l'estomac. Stoppé net, il chancela en emportant un autre avec lui.

Ézo bondit par-dessus le bar, laissant ses poursuivants de l'autre côté, et repéra un pic-à-glace abandonné sous le comptoir. Lorsqu'un Flécheur s'approcha pour le rejoindre, il ramassa l'arme et le harponna dans l'oeil. D'une main de fer, il guida sa prise plus près pour l'attraper derrière la nuque, puis l'assomma d'un grand coup sur le rebord du bar. Un second envahisseur venait de pénétrer son rempart. Un bonhomme à la moustache bien taillée avec un costume ajusté. Ils s'observèrent une seconde avant que le Flécheur n'attaque soudain d'un coup de pied en point d'interrogation. La feinte fonctionna et Ézo sentit la chaussure de son adversaire lui éclater la lèvre. Déstabilisé, il s'écroula entre les bras d'un autre belligérant qui l'attrapa sous les aisselles pour l'immobiliser.

Alors que le moustachu s'apprêtait à lui donner la raclée de sa vie, Ézo parvint à pivoter avec son ennemi sur le dos pour le placer au milieu. Les deux Flécheurs se gênèrent et s'insultèrent. Profitant de la confusion, Ézo explosa le nez de son assaillant en basculant sa tête en arrière. Il fit ensuite volteface et enchaîna avec une séquence de trois coups de poing rapides. Puis termina en l'envoyant au diable d'un croisé de son autre main.

Le type hors d'état de nuire fut dégagé par le moustachu. Il était enragé et fondit sur Ézo sous tous les angles. Sonné par les rafales, le ramasseur tanguait d'une droite à une seconde, jusqu'à ce que son adversaire ne parvienne à l'attraper par le col pour le fracasser contre le comptoir. Il passa au travers d'une collection de verres à vin, recevant une volée de morceaux dans l'oeil. La douleur lui insuffla assez de colère pour qu'il s'arrache à la prise du moustachu. À demi aveuglé, la moitié du visage en sang, Ézo saisit un large éclat de verre entre ses doigts et le planta dans la gorge du Flécheur. Il tritura la plaie en entaillant autant sa propre paume que la chair de sa victime, puis abandonna le fragment au cadavre.

Au centre de la pièce, sous les projecteurs, Lifa trônait sur son champ de bataille, les vaincus à ses pieds. Un type rampait avec l'espoir de s'échapper, mais elle le cassa comme une brindille sous son talon. Encore essoufflé, Ézo alla la rejoindre en retirant plusieurs bouts de verre enfoncés dans sa paupière qu'il semait sur son chemin. L'elfe émit un glapissement à la vue de son ami massacré.

"- Ce n'est rien, marmonna-t-il en crachant du sang."

Le chef des Flécheurs hurla de frustration en cognant son fauteuil d'une tape sonore.

"- Noro, finis le travail !"

Il se présenta en faisant claquer lourdement ses bottes sur le parquet. Le géant à la musculature veinée étira ses trapèzes, puis frappa ses poings l'un contre l'autre.


* * *


Noro reposait dans un lit de gravats sur une dalle de béton en contrebas du Terminus. Une poignée de zonards tournait autour du corps en cherchant à comprendre l'origine du crash, leur main en visière en direction du dernier étage du club. À défaut d'explication, l'un d'entre eux commença à lui retirer ses bottes.

Au sommet, les lamentations du chef des Flécheurs ne finissaient plus. Ézo s'était affalé sur le canapé de la piste de danse et écoutait les grognements de dos, préférant ne pas intervenir dans la vengeance de Lifa. L'elfe avait dû briser un bras du gaillard avant qu'il ne daigne déverrouiller son coffre personnel, mais les résultats étaient là : elle avait récupéré son nodule et d'autres, en plus d'une quantité de pierres précieuses non négligeable. Le commerce des souvenirs rapportait gros chez les collectionneurs.

Alors qu'elle achevait ses négociations, Ézo regardait Oscar entre ses mains ensanglantées. Pour un instant, il se demanda ce qu'il faisait là et pourquoi il venait de perdre un œil. Puis un sourire heureux se dessina sur son visage mutilé. Il avait une amie. La réalisation suffit à éclipser toutes ses autres pensées et évoqua une sensation de chaleur au creux de sa poitrine. D'un coup, Lifa s'assit à côté de lui en laissant lourdement tomber sa carcasse. Le combat l'avait bien amochée : son front était enflé, ses pommettes fendues, son oreille droite saignait. Elle boitait et ses vêtements devenaient poisseux à cause des coupures. Ils restèrent en silence à regarder les lumières des aquariums onduler au ras des corps parsemés sur le plancher.

"- J'ai fini, dit simplement Lifa."

En fond, il n'y avait plus un seul cri. L'elfe se tourna vers Ézo et inclina la tête.

"- Je suis désolée, tu es blessé.

- Toi aussi.

- Que devrions nous faire ?"

L'utilisation du nous enchanta le ramasseur. Il se baissa et récupéra une bouteille de liqueur posée au pied du fauteuil.

"- Pour la douleur et désinfecter.

- Je vais m'en occuper."

Après une bonne gorgée, Ézo accepta de céder sa trouvaille. Les doigts de Lifa parcoururent les plaies à la recherche des derniers bouts de verre. Elle faisait preuve d'une délicatesse intime malgré ses grandes mains et l'homme ne sentit rien.

"- Merci pour toute ton aide. Je te serai toujours reconnaissante.

- Où vas-tu aller maintenant ?

- J'aimerais..."

Ses mots marquèrent une pause alors qu'elle humidifiait du tissu avec l'alcool.

"- J'aimerais rester avec mon ami. Si tu es d'accord..."

Ézo encaissa le contact brûlant de la médecine improvisée en gardant un sourire émerveillé. Des larmes coulaient de son oeil valide, de douleur et de joie.

"- Oui. Oscar t'aime bien, tu sais ?

- Nous allons pouvoir construire un brin de monde."

L'expression plu à Ézo. Cela faisait trop longtemps qu'il n'avait rien bâti. Le vide à l'intérieur de lui se remplissait lentement avec de nouvelles couleurs. Une palette riche, celle de la vie, qu'il croyait avoir oublié au départ de Gini. Sous l'afflux des sensations réanimées, la mémoire de la jeune femme resurgit plus vivante que jamais. Elle apparut, une main posée sur l'une des barres de danse, sa silhouette vaporeuse oscillant entre les lumières néon. Ses yeux riaient et son sourire enchantait alors qu'elle marchait vers Ézo, ses hanches se balançant dans une robe carmine. Gini tendit sa main vers le garçon hypnotisé, puis lui toucha le nez du bout de l'index. Elle se volatilisa en une pluie d'étincelles et ne laissa que son rire carillonner dans l'espace.

"- Tu l'as vue ?"

Lifa secoua la tête.

"- Il n'y a que toi qui peux la voir. N'aie pas peur de sa mémoire, porte-la fièrement. Ne la pleure pas, rappelle-t'en."

Ézo comprit alors que son amie n'avait jamais été en deuil. Elle se souvenait, simplement. Chaque détail, chaque moment, chaque parole, comptait, et elle les conservait près de son coeur. Les ruines du monde ne l'effrayaient pas ni ne la rendaient triste, car à l'intérieur, les siens vivaient toujours et elle les protégeraient au risque de son existence. Elle existait comme un monument.

"- J'aurais aimé que tu la connaisses.

- Tu pourras me la présenter quand je te montrerai le passé. Là, elle trouvera une place avec toi et Oscar, ensemble.

- Tu peux faire ça ?

- Bien sûr, grâce au nodule. Vous faites partie de la mémoire ancestrale de mon peuple à présent."

Quand le moment fut juste, ils s'ouvrirent l'un à l'autre. Leur mémoire enchevêtrée, leurs âmes cousues ensemble, ils gravèrent une nouvelle stèle de souvenirs sous les étoiles du Maijdan et Gini put danser parmi les elfes immortels. Autour des grands feux, aux pieds des arbres piliers du monde, devant les océans aux vagues iridescentes, à la pointe des sommets déchirant les cieux. Partout, sa mémoire brillait, immaculée, et Ezo l'étreignit. Le contact des deux êtres souleva un amour si grand que Lifa pleura de joie pour son ami.

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